Aller au contenu

Page:Œuvres complètes du Marquis de Sade, tomes 13-14 - Les Infortunes de la vertu, 1973.djvu/30

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
358
LES INFORTUNES DE LA VERTU.

Ils s’approchent, ils se placent tellement en face de moi qu’aucun de leurs propos… aucun de leurs mouvements ne peut m’échapper, et je vois…

Juste ciel, madame, dit Sophie en s’interrompant, est-il possible que le sort ne m’ait jamais placée que dans des situations si critiques qu’il devienne aussi difficile à la pudeur de les entendre que de les peindre ?… Ce crime horrible qui outrage également et la nature et les lois, ce forfait épouvantable sur lequel la main de Dieu s’est appesantie tant de fois, cette infamie en un mot si nouvelle pour moi que je la concevais à peine, je la vis consommer sous mes yeux, avec toutes les recherches impures, avec toutes les épisodes affreuses que pouvait y mettre la dépravation la plus réfléchie.

L’un de ces hommes, celui qui dominait l’autre, était âgé de vingt-quatre ans, il était en surtout vert et assez proprement mis pour faire croire que sa condition devait être honnête ; l’autre paraissait un jeune domestique de sa maison, d’environ dix-sept à dix-huit ans et d’une fort jolie figure. La scène fut aussi longue que scandaleuse, et ce temps me parut d’autant plus cruel, que je n’osai bouger de peur d’être aperçue.

Enfin les criminels acteurs qui la composaient, rassasiés sans doute, se levèrent pour regagner le chemin qui devait les conduire chez eux, lorsque le maître s’approcha du buisson qui me recélait pour y satisfaire un besoin. Mon bonnet élevé me trahit, il l’aperçoit :

— Jasmin, dit-il à son jeune Adonis, nous sommes trahis, mon cher… une fille, une profane a vu nos mystères ; approche-toi, sortons cette coquine de là et sachons ce qu’elle y peut faire.

Je ne leur donnai pas la peine de m’aider à sortir de mon asile ; m’en arrachant aussitôt moi-même et tombant à leurs pieds :

— Ô messieurs, m’écriai-je en étendant les bras vers eux, daignez avoir pitié d’une malheureuse dont le sort est plus à plaindre que vous ne pensez ; il est bien peu de revers qui