Aller au contenu

Page:Œuvres complètes du Marquis de Sade, tomes 13-14 - Les Infortunes de la vertu, 1973.djvu/51

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
379
LES INFORTUNES DE LA VERTU.

qu’assoupie, je vous en préviens. On vous a dit qu’elle n’existait plus, mais on vous a trompée ; le décret n’a point été purgé ; on vous laissait dans cette situation pour voir comment vous vous conduiriez. Vous avez donc maintenant deux procès au lieu d’un, et à la place d’un vil usurier pour adversaire un homme riche et puissant, déterminé à vous poursuivre jusqu’aux enfers, si vous abusez par des plaintes calomniatrices de la vie que je veux bien vous laisser.

— Oh monsieur, répondis-je, quelles qu’aient été vos rigueurs envers moi, ne craignez rien de mes démarches ; j’ai cru devoir en faire contre vous quand il s’agissait de la vie de votre mère, je n’en entreprendrai jamais quand il ne s’agira que de la malheureuse Sophie. Adieu, monsieur, puissent vos crimes vous rendre aussi heureux que vos cruautés me causent de tourments, et quel que soit le sort où le ciel vous place, tant qu’il daignera conserver mes déplorables jours, je ne les emploierai qu’à l’implorer pour vous.

Le marquis leva la tête, il ne put s’empêcher de me considérer à ces mots, et comme il me vit couverte de larmes, pouvant à peine me soutenir, dans la crainte de s’émouvoir sans doute, le cruel s’éloigna et ne tourna plus ses regards de mon côté. Dès qu’il eut disparu, je me laissai tomber à terre et là m’abandonnant à toute ma douleur, je fis retentir l’air de mes gémissements, et j’arrosai l’herbe de mes larmes :

— Ô mon Dieu, m’écriai-je, vous l’avez voulu, il était dans votre volonté que l’innocent devînt encore la proie du coupable ; disposez de moi, seigneur, je suis encore bien loin des maux que vous avez soufferts pour nous ; puissent ceux que j’endure en vous adorant me rendre digne un jour des récompenses que vous promettez au faible quand il vous a toujours pour objet dans ses tribulations et qu’il vous glorifie dans ses peines !

La nuit venait, j’étais hors d’état d’aller plus loin, à peine pouvais-je me soutenir ; je me ressouvins du buisson où j’avais couché quatre ans auparavant dans une situation bien moins malheureuse sans doute, je m’y traînai comme je pus et m’y étant mise à la même place, tourmentée de mes blessures encore saignantes, accablée des maux de mon