Aller au contenu

Page:Œuvres complètes du Marquis de Sade, tomes 13-14 - Les Infortunes de la vertu, 1973.djvu/55

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
383
LES INFORTUNES DE LA VERTU.

jouissant d’ailleurs dans tout le pays d’une excellente réputation ; fort adonné à son talent, n’ayant aucune femme chez lui, il était bien aise, en rentrant, d’en trouver une qui prît soin de son ménage et de sa personne ; il m’offrait deux cents francs par an et quelques profits de ses pratiques, je consentis à tout. M. Rodin possédait une connaissance trop exacte de mon physique pour ignorer que je n’avais jamais vu d’homme, il était également instruit du désir extrême que j’avais de me conserver toujours pure, il m’avait promis de ne me jamais tracasser sur cet objet ; en conséquence nos arrangements mutuels furent bientôt pris… mais je ne me confiai point à mon nouveau maître, et il ignora toujours qui j’étais.

Il y avait deux ans que j’étais dans cette maison et quoique je ne laissasse pas que d’y avoir beaucoup de peine, la sorte de tranquillité d’esprit dont j’y jouissais m’y faisait presque oublier mes chagrins, lorsque le ciel qui ne voulait pas qu’une seule vertu pût émaner de mon cœur sans m’accabler aussitôt d’infortune, vint encore m’enlever à la triste félicité où je me trouvais un instant pour me replonger dans de nouveaux malheurs.

Me trouvant seule un jour à la maison, en parcourant divers endroits où mes soins m’appelaient, je crus entendre des gémissements sortir du fond d’une cave ; je m’approche… je distingue mieux, j’entends les cris d’une jeune fille, mais une porte exactement fermée la séparait de moi ; il me devenait impossible d’ouvrir le lieu de sa retraite. Mille idées me passèrent alors dans l’esprit… Que pouvait faire là cette créature ? M. Rodin n’avait point d’enfants, je ne lui connaissais ni sœurs, ni nièces auxquelles il pût prendre intérêt ; l’extrême régularité dans laquelle je l’avais vu vivre ne me permettait pas de croire que cette jeune fille fût destinée à ses débauches. Pour quel sujet l’enfermait-il donc ? Étonnamment curieuse de résoudre ces difficultés, j’ose interroger cette enfant, je lui demande ce qu’elle fait là et qui elle est.

— Hélas, mademoiselle, me répond en pleurant cette infortunée, je suis la fille d’un bûcheron de la forêt, je n’ai que douze ans ; ce monsieur qui demeure ici m’a enlevée hier, avec un de ses amis, dans un moment où mon père