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Page:Œuvres complètes du Marquis de Sade, tomes 13-14 - Les Infortunes de la vertu, 1973.djvu/7

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LES INFORTUNES DE LA VERTU.

main, et c’est en considération de leur bonne foi que nous demandons à nos lecteurs un peu d’attention mêlé d’intérêt pour les infortunes de la triste et misérable Justine.

Mme la comtesse de Lorsange était une de ces prêtresses de Vénus, dont la fortune est l’ouvrage d’une figure enchanteresse, de beaucoup d’inconduite et de fourberie, et dont les titres quelque pompeux qu’ils soient ne se trouvent que dans les archives de Cythère, forgés par l’impertinence qui les prend et soutenus par la sotte crédulité qui les donne. Brune, fort vive, une belle taille, des yeux noirs d’une expression prodigieuse, de l’esprit et surtout cette incrédulité de mode qui, prêtant un sel de plus aux passions, fait rechercher avec bien plus de soin la femme en qui l’on la soupçonne ; elle avait reçu néanmoins la plus brillante éducation possible ; fille d’un très gros commerçant de la rue Saint-Honoré, elle avait été élevée avec une sœur plus jeune qu’elle de trois ans dans un des meilleurs couvents de Paris, où jusqu’à l’âge de quinze ans, aucun conseil, aucun maître, aucun bon livre, aucun talent ne lui avait été refusé. À cette époque fatale pour la vertu d’une jeune fille, tout lui manqua dans un seul jour. Une banqueroute affreuse précipita son père dans une situation si cruelle que tout ce qu’il put faire pour échapper au sort le plus sinistre fut de passer promptement en Angleterre, laissant ses filles à sa femme qui mourut de chagrin huit jours après le départ de son mari. Un ou deux parents qui restaient au plus délibérèrent sur ce qu’ils feraient des filles, et leur part faite se montant à environ cent écus chacune, la résolution fut de leur ouvrir la porte, de leur donner ce qui leur revenait et de les rendre maîtresses de leurs actions. Mme de Lorsange qui se nommait alors Juliette et dont le caractère et l’esprit étaient à fort peu de chose près aussi formés qu’à l’âge de trente ans, époque où elle était lors de l’anecdote que nous racontons, ne parut sensible qu’au plaisir d’être libre, sans réfléchir un instant aux cruels revers qui brisaient ses chaînes. Pour Justine, sa sœur, venant d’atteindre sa douzième année, d’un caractère sombre et mélancolique, douée d’une tendresse, d’une sensibilité surprenantes, n’ayant au lieu de l’art et de la finesse de sa sœur, qu’une ingénuité, une candeur,