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Page:Œuvres politiques de Machiavel.djvu/239

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que le vice de l’ingratitude naît de l’avarice ou du soupçon.

Lorsqu’un peuple ou un prince a chargé un général d’une expédition importante et lointaine dans laquelle la victoire couvre ce général de gloire, le peuple ou le prince doit aussi le combler de récompenses ; si au contraire on le déshonore ou on l’outrage par une avarice secrète qui empêche de satisfaire à ses justes prétentions, on commet une faute qui n’a point d’excuse, et la honte reste attachée à une pareille conduite. Cependant elle est celle d’un grand nombre de princes. Cette sentence de Tacite en donne la raison : Proclivius est injuriæ : quam beneficia vicem exsolvere, quia gratia oneri, ullio in quœstu habetur.

D’un autre côté, si l’on refuse une récompense, ou, pour mieux dire, si l’on offense le vainqueur, non par avarice, mais par défiance, alors et le peuple et le prince méritent quelque excuse. Les exemples de cette ingratitude remplissent toutes les histoires. En effet, le capitaine dont la valeur a conquis un empire à son maître, en triomphant de ses ennemis, en se couvrant de gloire et en comblant ses soldats de richesses, doit nécessairement acquérir auprès de ses soldats, des ennemis et de ses concitoyens une telle considération, que la victoire qu’il a remportée ne peut être agréable au prince qui l’avait employé. Or, comme l’ambition et la méfiance sont naturelles à l’homme, et qu’on met difficilement des bornes à sa fortune, il arrive nécessairement que les soupçons, éveillés tout à coup dans le cœur d’un prince par les succès de son général, ne peuvent manquer de s’accroître par suite de quelque action imprudente ou hautaine du vainqueur. Le prince est donc forcé de s’assurer de lui, et pour y parvenir il forme le dessein, ou de lui arracher la vie, ou d’affaiblir la réputation qu’il a obtenue parmi le peuple ou dans l’armée, en employant tous ses efforts à prouver que ce n’est point à lui que la