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Page:Abelard Heloise Cousin - Lettres I.djvu/87

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provoqué, et le légat déplorait publiquement l’animosité du clergé des Francs. Bientôt même, cédant au repentir, ce prélat, qui n’avait, un moment, donné satisfaction à leur malveillance que malgré lui, me tira de cette abbaye étrangère pour me renvoyer dans la mienne. J’y retrouvai dans presque tous les frères d’anciens ennemis. Le dérèglement de leur vie, leurs habitudes de licencieux commerce, dont j’ai parlé plus haut, rendaient suspect à leurs yeux un homme dont ils auraient à supporter les vives censures. Quelques mois à peine s’étaient écoulés, que la fortune leur offrit l’occasion de me perdre.

Un jour, dans une lecture, je tombai sur un passage de l’exposition des Actes des Apôtres de Bède, où cet auteur prétend que Denys l’Aréopagite était évêque de Corinthe, non d’Athènes. Cette opinion contrariait vivement les moines de Saint-Denis, qui se vantent que le fondateur de leur ordre, Denys, est précisément l’Aréopagite. Je communiquai à quelques frères qui m’entouraient le passage de Bède qui nous était opposé. Aussitôt, transportés d’indignation, ils s’écrièrent que Bède était un imposteur, qu’ils tenaient pour plus digne de foi le témoignage d’Hilduin, leur abbé, qui avait longtemps parcouru la Grèce entière pour vérifier le fait, et qui, après en avoir reconnu l’exactitude, avait péremptoirement levé tous les doutes dans son histoire de Denys l’Aréopagite. L’un d’eux me priant alors avec instance de faire connaître mon avis sur le litige de Bède et d’Hilduin, je répondis que l’autorité de Bède, dont les écrits sont suivis par toute l’Église latine, me paraissait plus considérable. Enflammés de fureur, ils commencèrent à crier que je venais de prouver manifestement que j’avais toujours été le fléau du monastère, et que j’étais traître au pays tout entier auquel je voulais enlever une gloire qui lui était particulièrement chère, en niant que l’Aréopagite fut leur patron. Je répondis que je n’avais rien nié, et qu’au surplus il importait peu que leur patron fut Aréopagite ou d’un autre pays, puisqu’il avait obtenu de Dieu une si belle couronne. Mais ils coururent aussitôt trouver l’abbé et lui répétèrent ce qu’ils m’avaient fait dire. Celui-ci s’en réjouit, heureux de trouver une occasion de me perdre ; car il me craignait d’autant plus, qu’il était encore plus mal famé que ses moines. Il réunit donc son conseil, et devant tous les frères assemblés, il me fit de sévères menaces, déclarant qu’il allait immédiatement m’envoyer au roi pour qu’il me punît comme un homme qui avait attenté à la gloire du royaume et porté la main sur sa couronne. Puis il recommanda de me surveiller, jusqu’à ce qu’il m’eût remis entre les mains du roi. Pour moi, j’offris de me soumettre à la règle disciplinaire de l’ordre, si j’avais été coupable : ce fut en vain.

Alors, ne pouvant plus résister au sentiment d’horreur que m’inspirait leur méchanceté, exaspéré par les coups de la fortune et, m’imaginant dans mon désespoir que l’univers entier conspirait contre moi, je profitai