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Page:Académie française - Recueil des discours, 1890-1899, 2e partie, 1900.djvu/174

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La grande joie que j’éprouve aujourd’hui est troublée par un profond chagrin : celui de succéder à l’un des hommes que j’ai le plus aimés. En 1867, j’ai eu l’honneur d’être présenté à M. Leconte de Lisle, et depuis cette époque, il ne s’est guère passé de mois, je dirais presque de semaine, sauf pendant l’année maudite qui met encore la France dans le deuil et l’Europe sous les armes, où je n’aie été le voir et l’écouter. M. Leconte de Lisle habitait alors boulevard des Invalides un petit appartement au cinquième étage, décoré de belles photographies d’après les maîtres italiens et de plâtres d’après l’antique auxquels la fumée de milliers de cigarettes avait donné la patine d’or des vieux ivoires. C’était le temps de ces réunions du samedi qui auront leur page dans l’histoire littéraire de notre siècle. Il venait là très assidûment vingt-cinq ou trente jeunes gens unis par une sincère camaraderie intellectuelle. Chose digne de remarque, aucun des familiers de ce cénacle n’a failli à faire sa trouée dans cette âpre mêlée des lettres où la lutte pour la vie se complique et s'avive par la lutte pour le nom. Plusieurs d’entre eux sont aujourd’hui de votre Compagnie.

Quel attrait sévère et charmant avaient ces soirées du samedi ! On causait littérature, philosophie, sciences, histoire et surtout poésie avec le franc-parler, l’enthousiasme, l’absolutisme des vingt ans. Par un mot ironique ou une réflexion juste et élevée, M. Leconte de Lisle nous rappelait de temps en temps à la raison, bien que le plus souvent il prît plaisir à laisser vagabonder notre critique juvénile. Lui-même donnait parfois l’exemple de l’hyperbole en émettant gravement quelque proposition bouffonne ou