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Page:Académie française - Recueil des discours, 1890-1899, 2e partie, 1900.djvu/474

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redoutable et magnanime, toujours sur le qui-vive et cependant incapable d’abuser de cet irrésistible don d’épigramme. Écrivant à quelqu’un qui lui tenait de près au cœur, il disait, donnant ainsi la meilleure définition de sa propre causerie : « Ce n’est pas l’esprit qui vous manque. Ne vous en servez, quand vous voudrez plaisanter, que pour plaisanter les choses, jamais les gens. Nous ne sommes pas assez longtemps sur la terre pour faire de la peine à quelqu’un, sous prétexte de rire un peu. Mais soyez sans pitié pour les orgueilleux et les insolents. Vous aurez de quoi vous rattraper… » Et il se conformait à cette règle, rentrant ses griffes pour jouer sans blesser, à la manière d’un grand félin que l’on sait et qui se sait formidable, alors même qu’il est le plus pacifique. En même temps, on le sentait très bon, d’une bonté généreuse d’être fort, loyal d’une loyauté absolue, et intimement, complètement juste, d’une justice qui n’oubliait jamais un procédé délicat ou simplement gracieux. Aussi n’avait-on pas peur de ce terrible esprit qui n’a jamais sacrifié à une saillie, non pas même une amitié, comme tant de faiseurs de mots cruels, mais une camaraderie, une relation. Seulement l’arme était là, toujours prête. On devinait qu’il avait trop longtemps vécu dans un monde trop peu sûr, qu’il lui avait fallu, trop jeune, tenir tête à trop de trahisons, rencontrer trop d’hostilités. Moins puissant d’intelligence, et aussi moins honnête homme, il eût été un réfractaire. Moins noble de cœur, moins compatissant dans sa force pour les faiblesses des autres, il eût été un misanthrope. Il y a en lui les débris de l’un et de l’autre, mais amalgamés et fondus dans un moraliste, isolé lui--