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Page:Adelswärd-Fersen - Le baiser de Narcisse, 1912.djvu/46

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LE BAISER DE NARCISSE


cence, elle eut un geste si simple en leur disant : « Je donne au dieu ce que j’ai de plus beau — afin qu’un jour je ne sois plus infirme » — que l’on eut pitié. Elle passa.

Maintenant, elle venait chacun de ces jours qui correspond au sabbat des Juifs. Suivant les saisons, le contenu du panier variait, mais toujours si misérable qu’on l’eût cru provenir de l’endroit le plus misérable de la terre. Et comme la porteuse était laide (sauf les yeux qu’elle avait magnifiques) et pauvre, et qu’elle ne parlait à personne, restant absorbée en longues prières, il y avait des matins où nul ne se souciait de recueillir ce qu’elle apportait.

Ce fut ainsi que Milès l’aperçut, désemparée, abandonnée et pleurant presque. Un vent aigre soufflait, qui plaquait sur les visages et les bras nus des marbrures comme des poulpes bleus. Les prêtres, à l’intérieur des sanctuaires, se réchauffaient à la flamme courte qui ondoie sur les brasiers en cendre. La boiteuse était allée de porte en porte, levant timidement la toile qui couvrait les fruits, mais elle avait eu beau rire, d’un rire résigné et triste, personne n’en avait voulu. Alors Milès, pris d’une infinie compassion pour la solitaire, s’approchait d’elle et — miracle ! — c’était la première fois que quelqu’un d’aussi beau, d’aussi jeune et d’aussi pur répondait à son salut. Elle en demeura si confuse qu’elle partit aussitôt sans faire les prières d’usage ; elle redescendit l’escalier en manquant tomber, tant elle allait vite. Elle ne se retourna pas.

Mais à partir de ce jour-là elle n’eût pas de cesse qu’elle ne retrouvât Milès à chaque pèlerinage qu’elle accomplissait. Il lui arrivait maintenant de refuser ses fruits à ceux qui autrefois croyaient lui rendre service en les acceptant. Il lui fallait Milès. Dès qu’elle devinait son approche, elle semblait oublier sa laideur et son infirmité, elle allait, joyeuse, presque légère.