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Le Forestier


I

Ce qui se passait entre quatre et cinq heures du matin,
le 28 février 1664,
sur une plage déserte aux environs de Chagrès.


Pour l’Européen à peine débarqué en Amérique, c’est un merveilleux et majestueux spectacle que celui d’une nuit tropicale ; alors que la brise frissonne mystérieusement dans les hautes ramures des arbres séculaires des forêts vierges ; que le ciel, diamanté d’étoiles étincelantes, étend jusqu’aux extrêmes limites de l’horizon son dôme d’azur, dont la frange plus sombre se confond avec la nappe immobile de l’Atlantique et que le disque argenté de la lune se balance dans l’éther, faisant scintiller comme autant de miroirs les innombrables flaques d’eau verdâtre que le flot en se retirant, éparpille comme à regret au milieu des roches noires et menaçantes de la plage.

Tout dort, tout repose dans la nature ensommeillée ; seul, on aperçoit comme dans un rêve le roulement continu de la lame sur la grève, et le bourdonnement monotone des infiniment petits, dont la tâche mystérieuse est incessante.

Oh ! nuits tropicales ! plus lumineuses mille fois que les jours les plus beaux et si sombres de nos froids climats du nord ; qui élèvent l’âme, rendent la vie au corps épuisé, l’énergie au cœur affadi et découragé ; rien ne saurait exprimer le charme enivrant, caché sous votre voile transparent et cependant si mystérieusement grandiose !

Si, le 28 février 1664, un étranger ou un curieux quelconque se fût trouvé, vers quatre heures du matin, c’est-à-dire une heure à peu prés avant le lever du soleil, au sommet d’une falaise escarpée, située à cinq lieues environ au nord du port de Chagrès, et tout en fumant son cigare ou sa cigarette, eût laissé errer son regard sur l’Océan, dont la nappe, calme en ce moment, se déroutait immense et sombre à ses pieds ; ce curieux ou cet étranger eût assisté à un spectacle auquel, malgré ses efforts d’imagination, il lui eût été, certes, impossible de rien comprendre.