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Page:Aimard - Le forestier.djvu/69

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Le Forestier

sachant que j’ai l’intention de fonder à Panama, des pêcheries de perles sur une grande échelle, m’a muni de lettres fort pressantes pour le gouverneur de ladite ville : tout cela est limpide, il me semble.

— Limpide et clair comme de l’eau de roche, monsieur le comte. Vous voyez que je m’habitue déjà.

— Soit, voilà tout ; ah ! encore ceci tu es mon serviteur dévoué…

— Pardieu !

— Laisse-moi donc achever… le fils aîné de ma nourrice, presque mon frère de lait par conséquent.

— Sauf l’âge, du reste, tout cela est vrai.

— Oui. mais voilà où cela change tu te nommes Miguel Warroz.

— Bon ; il n’y a pas à s’y tromper, Michel, Miguel, c’est, en somme, la même chose.

— Absolument ; de plus, nous ne parlerons plus que la langue espagnole à compter de ce moment même : cela nous coûtera un peu pour commencer, mais nous en prendrons bientôt l’habitude ; de cette façon nous entrerons plus facilement dans notre défroque castillane.

Es entendido, señor conde — c’est entendu, monsieur le comte — répondit en riant Michel le Basque.

Les aventuriers, tout en causant ainsi, avaient fait peau neuve et s’étaient métamorphosés de la tête aux pieds.

Les boucaniers avaient disparu pour faire place, le premier à un gentilhomme de haute mine, de vingt-huit à trente ans au plus, aux manières élégantes, aux gestes séduisants, mais cependant au regard d’aigle et à la physionomie altière et tant soit peu railleuse, ce qui, du reste, loin de nuire à son déguisement, au contraire le complétait ; le second âgé de quarante à quarante-cinq ans, à l’œil sournois, à la mine futée et doucereuse, aux façons souples et félines, avait tous les dehors d’un serviteur de bonne maison.

Le travestissement était si complètement réussi que l’œil le plus fin n’eût point découvert la fraude.

Le comte Fernan, puisqu’il lui plaît de prendre ce nom que provisoirement nous lui conserverons faute d’autre, et Michel le Basque son pseudo-serviteur, étaient deux de ces titans foudroyés, de ces déclassés de la société féodale du dix-septième siècle, mis hors la loi par le despotisme énervant des gouvernements européens, qui, plutôt que de courber la tête sous le joug avilissant qu’on prétendait leur imposer, s’étaient fièrement retirés à l’île de la Tortue.