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Page:Aimard - Le forestier.djvu/71

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Le Forestier

de tous ces aventuriers de génie qui faisaient trembler les plus puissants rois sur leur trône ; et avec lesquels ils traitaient hautement en arborant fièrement sur leur étendard aux trois couleurs, bleue, blanche et rouge, cette implacable devise :

Au delà des Tropiques,
Ni paix ni trêve avec l’Espagne !

Lorsqu’ils eurent revêtu leurs costumes, les deux aventuriers se placèrent en face l’un de l’autre ; mais de même que les augures de l’ancienne Rome, ils ne purent se regarder sans rire, tant ils ressemblaient peu a ce qu’ils étaient un instant auparavant.

Fernan, le plus jeune et par conséquent le plus rieur des deux, fut le premier à éclater.

— Ma foi ! cher ami, dit-il gaîment, il faut en prendre notre parti ; nous sommes magnifiques nous ressemblons à s’y méprendre à des mannequins de la Passion.

— Bah ! répondit philosophiquement Michel, que signifie cela ? Si nous sommes laids, tant mieux, on nous prendra plus facilement pour des hidalgos, c’est ce qu’il nous faut en ce moment, monsieur le comte.

— Parfaitement, cher ami.

— Donc tout est bien ; il est inutile de nous rire au nez plus longtemps comme des caïmans qui bâillent au soleil.

À cette comparaison, tant soit peu saugrenue, ils éclatèrent de nouveau, au risque de compromettre leur dignité d’emprunt.

Heureusement ils furent interrompus par l’Indien qui, avec ce savoir-vivre inné chez les Peaux-Rouges, avait quitté la hutte afin de les laisser s’habiller en toute liberté, et qui rentra alors pour les prévenir que le déjeuner était prêt.

Aucune nouvelle ne pouvait être mieux reçue ; les aventuriers, à jeun depuis le soit-précédent, fatigués par une longue course sur terre et sur mer, mouraient littéralement de faim ; ils se hâtèrent de suivre leur guide et de s’asseoir avec lui sur l’herbe, en face d’un cuissot de daim rôti et de patates douces cuites sous la cendre, destinées à remplacer peut-être avec désavantage le pain absent.

Nous noterons en passant ce fait caractéristique, lequel ne manque pas d’une certaine importance ; les gens accoutumés aux dures péripéties de la vie d’aventure, quelle que soit du reste la disposition d’esprit dans laquelle ils se trouvent, joie ou douleur, mangent toujours de bon appétit.