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Page:Aimard - Les Aventuriers, 1891.djvu/33

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— Puisque vous l’exigez, monsieur le comte, je vous obéis.

— Bien, prenez un siège et mettez-vous là, près de moi, il est inutile que d’autres que vous entendent ce que je vais dire.

Le recors prit un tabouret et s’assit auprès de son maître, ainsi que celui-ci lui en avait donné l’ordre, tout en conservant une distance entre lui et le gentilhomme.

— D’abord, reprit le comte, soyez bien convaincu que si je refuse votre offre, ce n’est par aucun motif qui vous soit personnel : j’ai pleine confiance en vous ; depuis près de deux cents ans votre famille est attachée à la mienne, et toujours nous n’avons eu qu’à nous louer du dévouement des vôtres à nos intérêt. Ce point important bien établi, je continue. Je suppose, pour un instant, que le plan que vous avez conçu, plan que je ne discuterai pas, réussisse, bien qu’il me paraisse fort difficile à mettre à exécution, et que le plus léger hasard puisse, au dernier moment, en compromettre l’issue. Qu’arrivera-t-il ? Forcé de fuir, sans ressources, sans amis, non seulement je ne pourrai tirer de mes ennemis la vengeance que je médite, mais livré pour ainsi dire à leur merci, je ne tarderai pas à retomber dans leurs mains et à devenir ainsi la risée de ceux que je hais ; je serai déshonoré, ils me mépriseront, et je n’aurai plus qu’un moyen de sortir d’une vie désormais inutile, puisque tous mes projets seront renversés : me brûler la cervelle.

— Oh ! monsieur le comte ! s’écria Bouillot en joignant les mains.

— Je ne veux pas échouer, continua imperturbablement le comte, dans la lutte terrible qui commence aujourd’hui entre mes ennemis et moi ; j’ai fait un serment, ce serment, coûte que coûte, je le tiendrai tel que je m’y suis engagé. Je suis jeune, j’ai vingt-cinq ans à peine, jusqu’à présent la vie n’a été pour moi qu’un long sourire, projets d’ambition, de fortune et d’amour, tout m’a réussi. Aujourd’hui la douleur vient me toucher du doigt, qu’elle soit la bienvenue, celui qui n’a pas souffert n’est pas un homme complet ; la douleur épure l’âme et retrempe le cœur. La solitude est bonne conseillère, elle fait comprendre le néant des petites choses, élargit les idées et prépare les grandes conceptions. J’ai besoin de me retremper dans la douleur, afin de pouvoir un jour rendre au centuple à mes ennemis tout ce que par eux j’aurai souffert ; c’est en songeant à ma carrière brisée, à mon avenir perdu, que je trouverai les forces nécessaires pour accomplir ma vengeance ! Lorsque mon cœur sera mort à tout autre sentiment qu’à celui de la haine qui le remplira tout entier, c’est alors, alors seulement que je deviendrai implacable et que je pourrai fouler à mes pieds ceux qui aujourd’hui se rient de moi et croient m’avoir abattu parce qu’ils m’ont renversé ; alors je serai bien réellement un homme, et malheur à ceux qui oseront se mesurer avec moi ! Vous frémissez à ce que je vous dis en ce moment, mon vieux serviteur, ajouta-t-il plus doucement ; que serait-ce donc s’il vous était permis de lire dans mon cœur tout ce qu’il renferme de colère, de rage et de haine contre ceux qui m’ont broyé sous leurs talons et m’ont ravi à tout jamais le bonheur pour satisfaire les calculs mesquins d’une ambition étroite et criminelle ?

— Oh ! monsieur le comte, permettez à un ancien serviteur de votre famille, à un homme qui vous est tout dévoué, de vous supplier de renoncer