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Page:Aimard - Les Aventuriers, 1891.djvu/38

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tacite avec les contrebandiers qui seuls abordaient dans ces parages, une véritable vie de chanoine.

L’officier qui commandait le fort en ce moment était un vieux gentilhomme, long, maigre et efflanqué, aux traits durs, amputé d’un bras et d’une jambe ; il se nommait M. de l’Oursière ; toujours il grondait et maugréait après ses subordonnés ; le jour où il avait quitté le régiment de la Couronne, où il servait en qualité de major, avait été fêté par tout le régiment, officiers et soldats, tant le digne homme était cordialement détesté.

Le cardinal de Richelieu se connaissait en hommes ; en choisissant le major de l’Oursière pour en faire le gouverneur de l’île Sainte-Marguerite et le métamorphoser en geôlier, il avait trouvé juste le poste qui convenait à son caractère hargneux et à ses instincts méchants.

C’était de cet aimable personnage que le comte de Barmont allait dépendre pour un temps sans doute fort long, car si le cardinal ministre refermait facilement la porte d’une prison d’État sur un gentilhomme, en revanche, il ne se pressait jamais de la rouvrir, et un prisonnier, sauf des événements extraordinaires, était à peu près sùr de mourir oublié dans son cachot, à moins, ce qui arrivait quelquefois, qu’il prit à Son Éminence la fantaisie de lui faire trancher la tête en plein soleil.

Après plusieurs mots d’ordres échangés avec un luxe de précautions qui témoignait de la bonne garde et de la stricte discipline maintenue par le gouverneur, le prisonnier et son escorte furent enfin introduits dans la forteresse et admis en la présence du major.

Le major finissait de déjeuner au moment où on lui annonça un messager du cardinal ; il boucla son uniforme, ceignit son épée, prit son chapeau dont il se coiffa, et ordonna d’introduire le messager.

François Bouillot entra alors suivi du comte, salua et présenta l’ordre dont il était porteur.

Le gouverneur le prit et le parcourut des yeux ; puis il se tourna vers le comte qui se tenait immobile à quelques pas en arrière, il le salua légèrement et lui adressant la parole d’une voix sèche et d’un ton rogue :

— Serviteur, monsieur, lui dit-il, vous êtes le comte de Barmont, dont le nom est écrit sur ce papier ?

— Oui, monsieur, répondit le comte en saluant à son tour.

— Désolé, monsieur, réellement désolé, reprit le major, mais j’ai des ordres sévères à votre égard, un soldat ne connaît que sa consigne ; cependant, croyez bien, monsieur, hum ! hum ! que je tâcherai de concilier mon humanité naturelle avec la rigueur ; qui m’est recommandée, hum ! hum ! Je sais ce qu’on se doit entre gentilshommes, monsieur, soyez-en convaincu.

Et le gouverneur, satisfait sans doute du discours qu’il venait de prononcer, se sourit à lui-même en se redressant avec grâce.

Le comte salua sans répondre.

— On va vous conduire à l’instant dans votre appartement, monsieur, reprit le major, hum ! hum ! Je le voudrais plus beau, mais je ne vous attendais pas, hum ! hum ! et vous savez, à la guerre comme à la guerre, hum ! hum !