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Page:Aimard - Les Chasseurs d’abeilles, 1893.djvu/145

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LES CHASSEURS D’ABEILLES

Don Gusman eut un moment d’hésitation ; le colonel l’épiait d’un regard anxieux ; enfin, semblant prendre une résolution suprême, le gentilhomme se redressa et, regardant le colonel bien en face :

— Eh bien, non ! dit-il résolument ; quoi qu’il arrive, je ne suivrai pas votre conseil, colonel.

Celui-ci réprima un vif mouvement de mécontentement.

— Vous êtes fou ! s’écria-t-il, songez…

— Ma résolution est prise, interrompit sèchement don Gusman, je ne ferai point un pas hors de cette salle en votre compagnie avant de connaître la cause de votre étrange conduite ; malgré tous mes efforts pour le combattre, un secret pressentiment m’avertit que vous êtes toujours mon ennemi et que si en ce moment vous feignez de me servir, colonel, c’est plutôt dans l’intention d’accomplir quelque ténébreuse machination que dans le but de m’être réellement utile, à moi ou aux miens.

— Prenez garde, caballero ; en venant ici, mes intentions étaient bonnes : par votre fol entêtement ne m’obligez pas à rompre cet entretien que nous ne pourrions plus reprendre ; je n’ai qu’une chose à vous dire : c’est que, quelle que soit la raison qui me pousse à agir comme je le fais en ce moment, mon but est de vous sauver, vous et les vôtres : voilà la seule explication que je crois devoir vous donner.

— Cependant elle ne saurait me suffire, caballero.

— Pourquoi donc, s’il vous plaît ? reprit le colonel avec hauteur.

— Parce qu’il s’est passé entre vous et certaine personne de ma famille des choses qui me font redouter de votre part des intentions que j’ai le droit de soupçonner hostiles.

Le colonel tressaillit ; une pâleur livide envahit son visage.

— Ah ! dit-il d’une voix sourde, vous savez cela, señor don Gusman ?

— Je vous répondrai ce que vous-même m’avez répondu il n’y a qu’un instant : je sais tout.

Don Bernardo baissa la tête en fermant les poings avec une rage concentrée.

Il y eut un silence de quelques minutes.

En ce moment, un sereno passa dans la rue, s’arrêta auprès du mur de la maison, et, d’une voix criarde et avinée, il chanta l’heure en ces termes :

Ave, Maria purissima ! Las doce han dado y sereno !

Puis on entendit son pas lourd s’éloigner peu à peu et se perdre enfin dans le lointain.

Les deux hommes tressaillirent comme s’ils eussent été violemment réveillés de leurs préoccupations.

— Minuit ! déjà ! murmura Ribeyra d’un ton de regret mêlé d’inquiétude.

— Finissons-en ! s’écria résolument don Bernardo ; puisque rien ne peut vous convaincre de la pureté de mes intentions ; que vous exigez que je vous dévoile des secrets douloureux qui ne regardent que moi…

— Et une autre personne ! reprit don Gusman avec intention.

— Soit ! reprit le colonel avec impatience : « et une autre personne ! » Eh bien ! soyez satisfait : c’est précisément parce que je sais rencontrer cette