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Page:Aimard - Les Chasseurs d’abeilles, 1893.djvu/155

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LES CHASSEURS D’ABEILLES

— Allons ! muchachos ! dit-il, une zambacueca ! voto a brios ! En place pour la danse !

Il n’y avait pas à reculer ; quelle que fût d’ailleurs l’appréhension intérieure de la plupart des assistants, l’invitation gracieuse du colorado était si nettement formulée, qu’il leur fallait faire, comme on dit vulgairement, contre fortune bon cœur, et jouer tant bien que mal leur rôle jusqu’au bout.

Ils se résignèrent, c’était le plus sûr ; ils étaient sous la griffe du tigre, d’un instant à l’autre il pouvait les déchirer, si la fantaisie lui en prenait.

Le milieu de la salle fut dégagé, puis danseurs et danseuses se placèrent l’œil fixé sur l’officier, afin de s’élancer au premier signal.

Le signal ne se fit pas attendre ; dès qu’il vit que ses victimes étaient prêtes, le lieutenant avala une énorme rasade de refino, puis, saisissant la guitare, il se mit à la racler avec le dos de la main et entonna ou plutôt détonna d’une voix vibrante la joyeuse zambacueca bien connue dans les provinces argentines et qui commence par ces charmants vers :


Para que vas y vienes,
Vienes y vas,
Si otros con andar menos.
Consiguen mas ?[1]


On a dit avec raison que les Espagnols sont fous de la danse, mais en cela comme en beaucoup d’autres choses les Américains les ont laissés bien loin derrière eux ; ils ont en outre cette passion à un tel point que chez eux elle atteint presque les limites de la folie. La scène que nous décrivons peut prouver la vérité de notre assertion.

Ces hommes, qui n’avaient consenti à danser que, pour ainsi dire, le couteau sur la gorge et sous l’influence d’une poignante terreur, ces hommes n’eurent pas, pendant quelques minutes, entendu résonner à leurs oreilles les accords criards de la guitare et entendu les paroles qui marquaient la mesure, qu’ils oublièrent immédiatement tout ce que leur position avait d’affreusement précaire pour ne plus songer qu’à se livrer, avec une sorte de frénésie sauvage, à leur passe-temps favori.

Ceux qui, pendant les premiers moments, s’étaient prudemment tenus à l’écart, à cause de l’inquiétude qui les obsédait, fascinés bientôt par les sauts des danseurs, se laissèrent aller au torrent, et ils bondirent comme les autres en hurlant et en trépignant aussi fort qu’eux.

Aussi, au bout de quelques minutes, toute contrainte avait disparu, le bruit était redevenu aussi assourdissant et le vacarme aussi grand qu’il était à l’arrivée des federales.

Cependant le caporal avait consciencieusement exécuté l’ordre qu’il avait reçu de son supérieur, mais, ainsi que nous l’avons fait observer plus haut, les bouviers et muletiers provisoirement arrêtés devant le rancho lui avaient

  1. Ces vers sont presque intraduisibles. Ils signifient à peu près : Pourquoi vas-tu et reviens-tu, reviens-tu et vas-tu, si d’autres en marchant moins acquièrent davantage ?