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Page:Aimard - Les Chasseurs d’abeilles, 1893.djvu/185

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LES CHASSEURS D’ABEILLES

prisonnier que dans la crainte d’une évasion considérée comme impossible.

La goélette française avait, ainsi que le sergent l’avait dit, expédié une embarcation à terre sous prétexte de régler les comptes de ses fournisseurs, puis elle avait levé l’ancre et louvoyait dans la rivière en attendant son canot.

Les rues par lesquelles le prisonnier devait passer pour se rendre de la prison au tribunal étaient encombrées de curieux, que des soldats formés en longue file à droite et à gauche avaient une extrême difficulté à maintenir.

Le détachement chargé d’escorter le prisonnier était nombreux et composé entièrement de colorados, les soldats les plus dévoués de Rosas. Ce détachement était placé sous le commandement du colonel don Bernardo Pedrosa, le peloton spécialement chargé du prisonnier était sous les ordres du sergent Luco et du caporal Muñoz.

Vingt minutes avant l’heure désignée pour se rendre au tribunal, Luco était entré dans le cachot de son maître, il avait eu avec lui une dernière conversation, puis il lui avait remis deux paires de pistolets et un poignard et l’avait définitivement quitté en lui disant :

— Souvenez-vous, mi amo, de n’agir que lorsque vous m’entendrez dire n’importe à qui : Au diable le soleil, il vous aveugle ! cette phrase vous servira de signal.

— Sois tranquille, je ne l’oublierai pas ; de ton côté, souviens-toi de ta promesse de me tuer plutôt que de me laisser retomber entre les mains du tyran.

— C’est dit, mi amo : priez Dieu pour qu’il nous vienne en aide, nous en aurons grand besoin.

— Au revoir, Luco ! tu as raison, je vais prier.

Les deux hommes s’étaient quittés alors pour ne plus se réunir qu’au dernier moment.

Cependant, plus l’instant approchait, plus le sergent devenait soucieux : les formidables préparatifs du dictateur l’effrayaient intérieurement ; bien qu’il n’en laissât rien paraître, afin de ne pas décourager ses complices, et qu’il affectât, au contraire, une complète sécurité, à chaque minute il grommelait dans sa moustache :

— C’est égal, ce sera rude, il y aura du tirage !

Bientôt l’horloge du cabildo sonna dix heures. Un roulement de tambour appela les soldats aux armes, les curieux disséminés dans les rues avancèrent anxieusement la tête en poussant un ah ! de satisfaction ; tous les regards se fixèrent sur la prison.

L’attente ne fut pas longue : au bout de quelques minutes à peine la porte s’ouvrit, le prisonnier parut.

Son visage était calme, pâle, mais empreint d’une indomptable résolution ; il marchait doucement au milieu d’un peloton d’une dizaine de cavaliers commandés par le sergent Luco ; celui-ci, comme s’il eût voulu veiller de plus près sur son prisonnier, se tenait à sa droite, tandis que le caporal Muñoz venait à gauche, tous deux placés pour ainsi dire côte à côte avec don Gusman.