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Page:Aimard - Les Chasseurs d’abeilles, 1893.djvu/295

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LES CHASSEURS D’ABEILLES

— L’esprit vient !… l’esprit vient ! murmurèrent les Indiens avec une terreur superstitieuse.

— Silence ! dit le Chat-Tigre, le sage va parler ! En effet, de la bouche contractée du sorcier sortait un sifflement pénible qui, peu à peu, se changea en paroles indistinctes d’abord, mais qui bientôt furent assez clairement prononcées pour que chacun pût les comprendre.

— L’esprit marche ! dit-il, il a dénoué ses longs cheveux qui flottent au vent ! son souffle donne la mort… le ciel est rouge de sang… les victimes ne manqueront pas au Wacondah, le génie du mal… Qui peut lui résister ?… Seul il est maître !… la poitrine des blancs sert de gaine aux couteaux des Apaches !… Les vautours et les urubus se réjouissent… quelle ample pâture ! Poussez le cri de guerre ! courage, guerriers ! c’est le Wacondah qui vous guide… la mort n’est rien ; la gloire est tout !

L’amantzin, après avoir prononcé quelques autres paroles, dont il fut impossible de saisir le sens, roula sur le sol en proie à une violente attaque de nerfs et à des convulsions atroces.

Chose étrange ! ces hommes qui, jusqu’à ce moment, avaient été pour ainsi dire suspendus à ses lèvres, écoutant avec anxiété ce qu’il disait, n’eurent pas un regard de pitié ou d’intérêt pour lui dès qu’il fut étendu sur le sol, et ils le laissèrent sans s’en occuper davantage.

C’est que l’homme assez téméraire pour toucher au sorcier lorsque l’esprit le possède, serait immédiatement frappé de mort ; telle est la croyance indienne.

Quoi qu’il en soit, aussitôt que l’amantzin eut cessé de parler, le Chat-Tigre prit la parole à son tour.

— Chefs des grandes tribus apaches, dit-il d’une voix profonde, vous le voyez, le Dieu de vos pères sourit à nos efforts qu’il encourage : n’hésitons pas, guerriers ; confondons par un dernier coup l’orgueil de nos tyrans ; notre terre est libre à présent ; un seul point est encore au pouvoir de nos oppresseurs ; conquérons-le aujourd’hui, et qu’au coucher du soleil, qui, dans quelques heures, va nous éclairer, le drapeau espagnol, dont l’ombre fatale nous a si longtemps donné la misère et la mort, soit abattu pour jamais sur nos frontières ! Courage ! frères ; les Indiens, vos ancêtres, qui chassent dans les prairies bienheureuses, recevront avec joie parmi eux ceux qui tomberont dans la bataille ! Que chacun se rende au poste que je lui ai désigné ; le cri rauque de l’urubus, répété trois fois à intervalles égaux, donnera le signal de l’attaque.

Les chefs s’inclinèrent devant le sachem et se retirèrent dans différentes directions. Le Chat-Tigre demeura seul, plongé dans de profondes réflexions.

Un calme imposant régnait dans la nature ; il n’y avait plus un souffle dans l’air, pas un nuage au ciel ; l’atmosphère était d’une transparence et d’une limpidité qui permettaient de distinguer les objets les plus éloignés. Le ciel, d’un bleu sombre, laissait voir une multitude d’étoiles étincelantes, la lune répandait a profusion ses rayons argentés, nul bruit ne troublait le majestueux silence de cette nuit splendide, si ce n’est, par intervalles, ce grondement