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Page:Aimard - Les Chasseurs d’abeilles, 1893.djvu/98

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LES CHASSEURS D’ABEILLES

— Ni moi non plus, il vaut mieux que le hasard décide.

— À votre aise, caballeros, fit don Estevan, agissez donc comme bon vous semblera.

— Mais, objecta don Torribio, qui tiendra les cartes ?

— Ah ! diable ! c’est juste, répondit don Fernando, je n’avais pas songé à cela.

— Moi, si vous voulez ; dit le jeune homme, d’autant plus que je suis, à part mon amitié pour vous deux, señores, complètement désintéressé dans la partie.

— En effet ; seulement, afin d’éviter toute contestation, vous choisirez au hasard le jeu qui devra vous servir, observa don Torribio.

— Soit, placez les trois jeux sous un chapeau, je prendrai le premier venu.

— C’est cela ! Quel malheur que vous n’ayez pas songé plus tôt à cette partie, don Fernando !

— Que voulez-vous, cher seigneur, l’idée ne m’en était pas venue.

Don Estevan se leva et sortit de la grotte, afin de donner aux deux adversaires toute facilité pour disposer les jeux sous le chapeau ; ils rappelèrent le jeune homme au bout d’un instant.

— Ainsi, dit-il, vous êtes bien résolus à jouer cette partie ?

— Oui, répondirent-ils.

— Vous jurez par ce qu’il y a au monde de plus sacré, quel que soit celui que le sort favorise, de subir dans toute sa rigueur l’arrêt du destin ?

— Nous le jurons, don Estevan, á fe de caballeros !

— C’est bien, señores, reprit-il en passant la main sous le chapeau et prenant un jeu de cartes ; et maintenant recommandez votre âme à Dieu, car d’ici à quelques minutes un de vous comparaîtra en sa présence.

Les deux hommes firent dévotement le signe de la croix et fixèrent anxieusement leurs regards sur le jeu fatal.

Don Estevan mêla les cartes avec le plus grand soin, puis il les fit successivement couper aux deux adversaires.

— Attention ! señores, dit-il, je commence.

Ceux-ci, nonchalamment appuyés sur le coude, fumaient leur pajillo avec une insouciance parfaitement simulée, mais que venait soudain démentir l’éclair de leur regard.

Cependant les cartes continuaient à tomber l’une après l’autre sur le zarapé, don Estevan n’en tenait plus qu’une quinzaine dans la main ; il s’arrêta.

— Caballeros, dit-il, pour la dernière fois réfléchissez.

— Allez ! allez ! s’écria fiévreusement don Toribio, c’est à moi la première carte.

— La voilà ! répondit don Estevan en la retournant.

— Oh ! dit don Fernando en jetant sa cigarette : as de copas, voyez donc, don Torribio, c’est singulier, vive Dios ! vous n’avez de reproches à adresser à personne, vous êtes l’artisan de votre propre mort.

Don Torribio fit un geste violent, immédiatement, réprimé, et, reprenant le ton de doucereuse politesse qui jusque-là avait présidé à l’entretien :