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Page:Aimard - Les Peaux-Rouges de Paris II.djvu/385

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pas de ma crédulité et vous ne la tournerez pas en ridicule ?

— Non, sur l’honneur ! Ah ! c’est de ce côté que souffle le vent. Eh bien ! parlez sans crainte. Savez-vous bien quel est le secret de cette audace, de ce courage indomptable que mes amis eux-mêmes reconnaissent en moi ? Eh bien ! c’est une prophétie qui m’a été faite dans mon enfance par une bohémienne.

— Vous ne plaisantez pas ? s’écria vivement Oyandi.

— Jamais je n’ai été plus sérieux, mille diables ! Il me semble la voir encore, cette atroce mégère, avec ses yeux chassieux et éraillés, brillant d’une flamme sombre, son nez recourbé en bec de perroquet, sa bouche édentée et sans lèvres, avec son teint de suie et ses cheveux gris flottant au vent, et les horribles guenilles dans lesquelles elle se paquetait tant bien que mal ; il y a bien des années de cela et pourtant cette horrible femme est encore aussi présente à ma mémoire que si c’était hier que je l’eusse rencontrée. J’avais à peine dix-huit ans alors ; j’étais à l’École Militaire ; je lui avais, en passant près d’elle, jeté une pièce de vingt sous ; elle me remercia, et me prit la main pour la baiser ; elle la serrait si fort, que je ne pus la lui faire lâcher d’abord ; mais bientôt, elle la laissa aller en hochant tristement la tête. Je lui demandai d’où lui venait cette tristesse subite et ce qu’elle avait vu de singulier dans ma main ; je riais, j’insistais pour vaincre son mutisme obstiné, et je réussis enfin en lui donnant une pièce de cinq francs. « Tu le veux, me dit-elle, sois satisfait ; ta main est rouge ; tu nageras dans une mer de sang ; ta vie se résume ainsi : gloire, crimes et trahisons ; redoute surtout les morts que tu auras faits ; ton seul ami, trahi et tué par tes ordres, apparaîtra à tes yeux pour te frapper et t’entraîner avec lui dans l’enfer. » Ce fut en vain que je voulus contraindre cette misérable femme à s’expliquer ; je ne pus rien tirer de plus : elle m’échappa et s’enfuit en criant d’une voix stridente : « Crains les morts ! » Je m’éloignai en riant. Que peuvent les morts contre moi ? Aussi, toute sinistre que soit en apparence