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Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/15

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La main tenait un louis.

Le gamin le prit tout en murmurant :

— Excusez… plus que ça de chic…, un jouvin de duchesse qui vous tend un jaunet. Nous sommes donc dans le grand monde ?

La main se retira.

Il reprit plus haut, mais pourtant avec précaution :

— Est-ce vous, m’sieur Benjamin ?

— Oui, répondit une voix douce et ferme à la fois.

— Vous avez vu ?

— Tout.

— C’est-il votre affaire ?

— Que t’importe ? Je te paye.

— Juste comme de l’or. Vous n’avez plus besoin de rien ?

— Si.

— De quoi ? Allez-y au même prix, je vous appartiens. Vous n’avez qu’à parler. Que qui vous faut ?

— Ton silence.

— Motus, n, i, ni, c’est fini.

— Et ton sommeil.

L’enfant se jeta sur un lit de feuilles sèches et poussa un ronflement des plus sonores.

Alors, un jeune homme mince, fluet, à la mine efféminée mais résolue, quitta l’embuscade où il se tenait derrière la hutte, et la tournant se dirigea vers la grande route.

La lune jetait une clarté blanche et rayonnante.

Le jeune homme se vit forcé de passer devant la porte du taudis.

L’enfant, ronflant toujours, ouvrit un œil.

Le jeune homme, dans sa précipitation, accrocha le haut de son chapeau à une branche. Le chapeau tomba ; en même temps, une longue et abondante chevelure d’un noir de jais se déroula sur ses épaules.

En un tour de main, les cheveux reprirent leur tournure masculine et le chapeau fut remis en place ; puis cheveux et chapeau disparurent.

Mais si rapide que fût l’action du nouveau venu ou de la nouvelle venue, qui s’éloignait en si grande hâte, le gamin eut le temps de tout voir et de crier :

— Hé ! m’sieur Benjamin ! vous perdez vot’chignon.

Ne recevant pas de réponse, il ouvrit les deux yeux, les referma, se fit la nique à lui-même, faute de ne pouvoir la faire à d’autres, et après s’être souhaité une bonne nuit le plus tendrement possible, il s’endormit sur son lit de feuillage et de terre sèche comme sur un duvet de roi.