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Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/153

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— Ce n’est pas un pied devant l’autre qu’il faut mettre, quand on veut passer, dans ces cas-là, c’est le pied sur celui des autres qu’il faut poser. On en est quitte pour s’excuser et pour s’éloigner triomphalement.

— J’ai essayé d’autres moyens, j’ai joué des coudes ; rien ne m’a réussi, mon homme avait disparu. Je l’ai attendu dans le coin de droite du foyer, ainsi qu’il l’avait demandé lui-même. Mais en vain. J’ai croqué un marmot de deux heures. Rien, ni personne.

— Pardieu ! cet homme a été enlevé ou assassiné.

— Croyez-vous ?

— C’est clair. Il fallait me prévenir.

— J’ignorais où j’aurais pu vous rencontrer. Vous ne vous étiez pas donné la peine de m’en informer.

— Bon, bon ! fit M. Jules, qui n’aimait pas se voir reprocher le plus petit manque de prévoyance.

Et il reprit sa promenade fiévreuse.

Un travail se faisait dans sa tête.

Charbonneau sentit bien que de ce travail rien de mauvais ne pouvait résulter pour lui. M. Jules, organisation exceptionnelle, n’en avait pas moins ses faiblesses. Comme tous les hommes d’exécution, il aimait à poser devant ses inférieurs, devant ses employés.

Et quand une idée lui venait prompte, lucide, ayant chance de succès, il leur pardonnait leurs maladresses ou leurs insuccès.

C’est tout ce qu’espérait le sieur Charbonneau.

Après s’être mordillé les lèvres, après avoir fourragé longuement sa chevelure à la Frédérick-Lemaître, le patron s’arrêta devant son subordonné, et lui frappant sur l’épaule :

— Nous avons affaire à des zigs qui pratiquent, la maltouze politique ; aussi vrai que nous avons été roulés par eux cette nuit, et sur toute la ligne encore, nous les roulerons à notre tour.

— Vous ne comptez donc pas lâcher l’affaire ?

— Moi !

« On peut bien m’ordonner ça et autre chose… M’avez-vous jamais vu agir autrement qu’à ma tête ? Et il me semble que personne ne s’en est mal trouvé jusqu’à présent.

— À coup sûr.

— Eh bien ! si on veut que je lâche cette assommante affaire, il faudra me prouver qu’il n’y a rien derrière. Me le prouvera-t-on ?

— Je ne le pense pas.

— Ni moi non plus. Dans ce cas-là, tant que la tête que voilà tiendra sur les épaules que voici, personne autre que moi ne lavera le linge du comte de Warrens et de sa séquelle endiablée.

— Je n’ose plus me proposer pour vous seconder…

— Et vous avez tort… vous avez une revanche à prendre… vous la prendrez ; seulement c’est moi qui vous en fournirai l’occasion.

— Oh ! monsieur Jules !

— Bon ! bon ! vous me remercierez plus tard. Ah ! ils me croient assez