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Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/213

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— D’ailleurs, j’ai interrogé mes gardes, et vous ne chômerez pas… Le gibier foisonne en ce moment.

— Avez-vous quelques bêtes de prédilection qu’il faille ménager ? demanda Noël, qui, en sa qualité de fin chasseur, connaissait le fort et le faible de tout bon propriétaire de chasses.

— Tirez tout à votre aise. Nous ne sommes point en France, où l’on pleure une poule faisane ou une chevrette. Ici, ajouta-t-il, moitié sérieux, moitié ironique, plus on tue, plus on est considéré.

— On n’est pas plus royalement hospitalier.

— Maintenant, il ne me reste plus qu’à m’excuser auprès de vous, capitaine.

— Vous me rendez réellement confus.

— Je me sens un peu plus souffrant que dans l’après-midi. Permettez-moi de me retirer.

— Faites, je vous en supplie, monsieur le comte.

La comtesse de Casa-Real sonna.

Deux domestiques parurent.

— À demain et bonne nuit, mon cher hôte, dit le comte, je vous laisse avec la comtesse de Casa-Real. Comtesse, ajouta-t-il en se tournant vers sa femme, je vous confie le capitaine. Vous m’en rendrez bon compte demain matin.

Les serviteurs s’approchèrent.

Le comte s’appuya sur leurs épaules et sortit lentement sans retourner la tête.

La créole et le marin étaient seuls.

Ils échangèrent un regard.

De pâle qu’elle était, la belle comtesse de Casa-Real devint livide.

Il y eut un instant de silence funèbre.

Noël attendait qu’il plût à la comtesse de prendre la parole.

De son côté, Mme de Casa-Real semblait ne pouvoir se décider à parler.

Il y avait autant d’hésitations, autant d’émoi d’une part que de l’autre.

Mais dans toutes les circonstances tendues de la vie, à chance égale, à moyens de même force, les femmes sont plus promptes à prendre une résolution extrême.

Elle se décida donc à entamer l’entretien.

— Vous voici, à votre grand déplaisir, condamné à un tête-à-tête avec moi, monsieur, lui dit-elle d’un ton doucement ironique.

— À mon grand déplaisir, madame ? En vérité, vous ne pouvez croire à une syllabe de la phrase que vous venez de prononcer, répondit le capitaine sur le même ton léger.

— Au moins n’est-ce pas un bonheur pour vous.

— Suis-je aveugle, madame la comtesse ? Croyez-vous que, mieux que tout autre, je ne comprenne pas la faveur inestimable dont je profite ?

— Vous n’êtes ni un aveugle ni un sot, monsieur le capitaine.

— Merci de votre indulgence.

— Vous êtes un ingrat.

— Un ingrat ?