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Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/218

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Il s’arrêta.

— Dieu veuille, reprit la créole, que le résultat en soit tel que je le souhaite.

Une expression sardonique se fit jour sur le visage du marin.

— Ne raillez pas, Noël… Je connais votre esprit, vous n’avez pas besoin d’en faire preuve nouvelle devant moi. Ne bravez pas, je connais votre courage. Tout cela devient grave, plus grave que vous ne le pensez. Je vous supplie en grâce de ne pas mettre d’irritation dans vos réflexions, pas plus que vous n’en mettrez dans vos réponses.

Noël fit signe qu’il écoutait.

Tout en jouant l’ensemble frais et jeune de :

Verroumo a le sull aure
I miei sospiri ardenti…
Vedrai sul mar che mormora
L’eco de miei lamenti…

Elle continua :

— Accordez-moi, comme à vous, de l’intelligence et du cœur. C’est une histoire que je veux vous remettre devant les yeux ; une histoire, oui, la mienne… celle de beaucoup de jeunes filles.

Elle examinait Noël pour s’assurer qu’il lui prêtait une attention soutenue.

Satisfaite de son examen, elle ajouta :

— Calme, douce, insouciante, pleine de naïves rêveries, d’aspirations instinctives vers un idéal insaisissable et séduisant, cette histoire-là pourrait bien finir dans les bas-fonds d’un abîme sanglant… Oh ! fit-elle, en redoublant de force, je serai franche ; je n’hésiterai ni devant mes souvenirs les plus riants et les plus vertueux, ni devant mes actions les plus coupables et les plus criminelles.

Elle se tut.

Ses doigts, seuls, continuèrent à vivre pour elle.

Noël attendait.

Un moment elle abandonna son piano.

— Quelle délicieuse mélodie, que ce premier acte de Lucia ! Cette chère musique me rappelle les premiers jours de mon adolescence. J’aimais tout et je n’aimais rien. Tantôt folle, tantôt rieuse : le matin, courant après les papillons, je cueillais les fleurs du printemps nouveau ; dans la journée, à cheval sur un mustang fougueux, indompté, je parcourais à l’aventure les immenses domaines de ma famille. Un ou deux serviteurs de confiance me suivaient, et le plus souvent, quand ce n’était pas Marcos Praya, je les laissais bien loin en arrière.

Elle poussa un soupir de regret, plaqua quelques accords harmonieux d’une main distraite, puis, passant de sa fantaisie à une fantaisie nouvelle, elle reprit :

— J’avais quatorze ans. La vie ne me jetait devant les yeux que ses joies, ses douceurs, ses plaisirs. Chacun m’aimait, me choyait ; mes moindres mots,