Aller au contenu

Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/223

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Nous nous battîmes au couteau.

« Je le tuai.

« Aujourd’hui, je vous le jure aussi, je ne tuerais personne.

Ici, malgré son immuable résolution, la créole ne put s’empêcher de pousser une exclamation de rage.

— Lâche ! qui m’as perdue, s’écria-t-elle, et qui renies ton amour.

— Je le renie, oui, madame, comme on renie une religion fausse et mensongère. Nous sommes ici pour nous dire nos vérités en face. Ne cherchons pas à nous tromper. Nous nous connaissons trop bien pour cela. Ange déchu, vous cherchiez à vous relever pour mon amour… Vous vous mentiez à vous-même, comme vous me mentiez à moi. Voilà pourquoi je vous ai fui, voilà pourquoi six ou huit mois après, à Paris, où vous étiez venue me rejoindre, je vous enlevai votre fille au moment où vous deveniez mère. Je restai sourd à vos prières. Au mépris de vos offres, sans faire attention à vos larmes, je refusai votre main et votre fortune. Étais-je le père de ce chérubin blond et rose que vous n’avez jamais vu ? Vous seule pouviez me l’assurer et je ne vous croyais plus.

— Noël ! vous avez douté !

— Je doute encore.

— Moi ! vous tromper, quand je n’aimais que vous au monde, plus que tout au monde, dans les premiers jours de notre amour !

— Vous m’avez bien trompé plus tard !

— S’il en est ainsi, pourquoi me voler ma fille ?

— Parce que je ne veux pas, qu’elle m’appartienne ou non, que cette malheureuse enfant ressemble un jour à sa mère. Voilà pourquoi je vous l’ai enlevée et non volée, madame la comtesse.

— Ainsi, votre volonté bien formelle est de ne pas me rendre mon enfant ?

— C’est ma volonté. Vous ne la reverrez jamais.

— Jamais, Noël ?

— Jamais.

— Oh ! Noël, reprit-elle après un moment de silence bien rempli par leur émotion contenue, si vous vouliez oublier mes torts, nous pourrions être heureux encore !

— Heureux… vous et moi ! Taisez-vous, madame, votre mari pourrait vous entendre… parlez plus bas… ne reconnaissez-vous pas cette chambre ?

— Cette chambre ?

— Oui, vous avez même oublié cela, vous ! C’est ici que pour la première fois vous m’avez amené à vous dire : Je vous aime ! C’est là, tenez, ajouta-t-il en lui montrant la porte d’un vaste salon contigu, c’est là que votre père expirait pendant que vous me clouiez à vos genoux. Ah ! comtesse, comtesse, si la fille sans cœur manque de mémoire, la maîtresse, fougueuse, ardente, irrésistible, devrait au moins se souvenir, elle !

— Noël, rugit, la créole, vous…

— Plus bas ! je vous le répète, votre mari vous entendra.

— Eh ! que m’importe mon mari ! fit-elle en s’abandonnant à une de ses plus violentes inspirations. Le comte se soucie bien de moi ! Il ne m’aime pas