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Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/23

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ne ressemblait pas à celui du héron de la fable, la suivit des yeux en ricanant à travers son disgracieux sourire :

— Ah ! ben ! c’est du propre ! voilà qui est gentil ! Et qu’est-ce qu’il va dire de ça, l’autre ?


III

REPRODUCTION D’UN TABLEAU DE GÉROME

Le passage de l’Opéra, quoique situé au centre d’un des quartiers les plus vivants de Paris, est, sous certains rapports, le passage le moins gai, le moins animé que nous ayons.

ÀA quoi cela tient-il ?

Nul ne saurait le dire.

Par ses deux galeries, aboutissant au boulevard des Italiens, par ses galeries souterraines, donnant rue Drouot, rue Rossini et rue Le Peletier, il offre cinq débouchés aux gens pressés.

Pourquoi ces gens d’affaires, boursiers, industriels, clercs d’huissier, ou saute-ruisseaux de notaire, préfèrent-ils le tourner comme un cap dangereux et prendre les rues voisines, plutôt que de s’engager dans ses galeries à l’aspect morne et sombre, à l’atmosphère humidifiée ?

Tout simplement, peut-être, parce que ces galeries sont mornes, sombres et humides.

Il en est une pourtant, surnommée l’Allée des Soupirs, qui, de sept heures du soir à une heure du matin, ne manque pas d’une certaine animation les soirs d’Opéra.

C’est dans cette allée, au milieu, que se trouve l’entrée des artistes et que, chaque lundi, mercredi et vendredi, défilent une ribambelle de jeunes et vieilles danseuses, plus ou moins crottées, plus ou moins accompagnées d’une mère ou d’une tante en cabas ou en accroche-cœurs, et une kyrielle de figurantes, marcheuses, chanteuses, toutes gaies et enclines aux joyeux propos.

Il y a des exceptions, nous objectera-t-on. Tant mieux pour les exceptions.

Pour en revenir à notre point de départ, sauf ce petit coin, oasis dans le désert, le passage de l’Opéra n’aurait jamais pu passer pour une succursale du théâtre du Palais-Royal.

Une époque dans l’année se rencontre, néanmoins, où ce malheureux et lugubre passage renaît au bonheur, aux éclats de rire et à une circulation si tumultueuse que par moments elle devient impossible.

Cette époque, vous l’avez deviné, est celle du carnaval.

Chaque samedi soir, un peu avant minuit, des ifs resplendissants de lumière appellent les passants, bourgeois, nobles ou manants, qui n’ont pas eu la prudence de regagner leurs paisibles domiciles ; et, naturellement, bourgeois, nobles et manants, en honnêtes passants, veulent passer par ce passage où la foule empêche de passer.