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Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/258

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Ils se maintenaient le plus possible dans les eaux qui recouvraient à jamais le brick incendié et coulé bas.

En somme, la chaloupe et son équipage croisaient sur le passage des navires allant d’Europe en Amérique ou d’Amérique en Europe.

Les bandits au service des deux Espagnols avaient pris toutes leurs précautions pour que nul soupçon ne vînt les entacher.

Ils avaient changé de vêtements avant d’abandonner le pont de la Rédemption.

Des ablutions nombreuses avaient effacé toute trace du sang versé par eux.

Ceux qui, blessés dans la lutte précédente, n’étaient point parvenus à cacher leurs blessures, leur donnaient un caractère honnête en réparant le désordre de leur toilette.

Ils comptaient dire qu’ils avaient été blessés en cherchant à éteindre l’incendie, en luttant contre le progrès des flammes.

Leur prudence alla jusqu’à jeter par-dessus le bord toutes les armes offensives.

À force de soins et d’adresse, ils s’étaient bien donné tous les dehors de pauvres malheureux naufragés.

Vers huit heures du matin, après une nuit de calme plat, Marcos Praya fit une distribution de vivres.

Chaque homme reçut une galette de biscuit, un morceau de lard salé mais cru, et un boujarron d’eau-de-vie.

Maigre pitance pour des estomacs affamés.

Mais la prudence exigeait qu’il en fût ainsi.

Les révoltés, ou plutôt les prétendus naufragés pouvaient rester plusieurs jours sans qu’un navire vint les recueillir.

Bronzés par leur vie d’aventures contre les remords de leur dernier attentat, les matelots reçurent gaiement leur portion de vivres et la firent disparaître de bon appétit.

Seul, le petit mousse ne toucha pas à ce qu’on mit devant lui.

On pensa que la fatigue était la cause naturelle de son abstinence.

Il était pâle, triste, pensif.

Parfois une larme coulait sur ses joues amaigries.

Mais personne n’y faisait attention.

En se souvenant de toutes les horreurs qui venaient de se passer sous ses yeux, l’enfant ne se sentait ni le courage ni la force de manger.

Pour ne pas faire crier l’équipage, la comtesse de Casa-Real et son majordome prirent exactement la même nourriture que les matelots.

Seulement, la créole remplaça le boujarron d’eau-de-vie par un verre d’eau pure, et elle se contenta de sa galette de biscuit.

Ce repas frugal, mais suffisant pour soutenir leurs forces, achevé, le majordome de la comtesse de Casa-Real pria ses compagnons de tuerie de l’écouter avec la plus scrupuleuse attention.

— Mes agneaux, leur dit-il de ce ton froid et péremptoire qui ne l’abandonnait pas plus dans les petites que dans les grandes circonstances de la vie,