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Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/306

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Et comme M. Lenoir la menaçait du doigt, en lui disant :

— Oui ! oui ! je les vois poindre, vos intentions laborieuses. Mais nous ne vous laisserons pas faire aujourd’hui.

Elle répondit en montrant la Pomme, qui ne refusait aucun petit verre et tenait tête aux trois hommes :

— Ne faut-il pas que l’une de nous conserve de la raison pour deux ?

La Pomme, entendant ces mots, remit sur la table l’anisette qu’elle approchait de sa bouche.

— C’est fini de rire… murmura-t-elle à travers une moue à fossettes, rendue plus gracieuse qu’à l’ordinaire par l’animation de son teint. Je croyais pourtant qu’au dessert il était permis de mettre les coudes sur la table.

— À la condition de ne plus les lever, ajouta l’amphitryon en souriant.

— Vous, vous êtes un faux frère, repartit la jeune fille, vous vous mettez du côté de sœur Bougon. Vous me revaudrez ça, un jour ou l’autre.

— Pourvu que ce ne soit pas l’autre.

— Tout de suite, alors.

— J’y consens.

Elle se leva, et lui tendant la joue :

— Embrassez-moi, fit-elle simplement.

— Mademoiselle Pâques-Fleuries, le permettez-vous ? demanda M. Lenoir.

— Ah ! par exemple, voilà qui est trop fort. Ah çà ! je n’ai donc pas mon libre arbitre, s’écria la Pomme, avant que sa sœur, un peu interloquée, eût trouvé sa réponse. On me prend donc pour le pendant du jeune et bel Arthur ?

Nul des trois hommes n’eut l’air de faire attention au nom qu’elle venait de prononcer.

Ils ne l’auraient point pris avec tant de sérieux et de gravité s’ils s’étaient doutés qu’en ce même moment le malheureux étudiant, que la Pomme mettait si malencontreusement sur la sellette, dormait du sommeil de l’injuste, à poings fermés et à narines ronflantes.

— Voyons, vilaine rabat-joie, autorises-tu l’honorable M. Lenoir à déposer son hommage respectueux sur ma joue gauche ? continua-t-elle gaiement.

— Oui, répondit sa sœur, à une condition.

— Laquelle ? demanda la Pomme.

— Acceptée d’avance, fit M. Lenoir, qui se tenait prêt à consommer le sacrifice.

— Vous m’embrasserez aussi, moi.

De joyeux hourras s’échappèrent de toutes les bouches.

M. Lenoir ne se fit pas prier.

Les deux sœurs n’eurent rien à se reprocher l’une à l’autre.

Adolphe demanda timidement sa tournée.

On la lui refusa avec enthousiasme.

Mais, comme l’avait dit Rosette, c’était bien le moment de mettre les coudes sur la table et d’écouter les mieux disants.

Aussi tous les convives de M. Lenoir se mirent-ils à parler à qui mieux mieux.