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Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/323

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ne soit pas ma sœur, elle sait que je l’aime plus peut-être que si elle l’était. N’est-ce pas, ma sœur ?

— Oui, je le sais, fit la jeune fille blonde, que la brune grisette venait de tirer par force de son isolement et de sa réflexion.

— Un voile épais enveloppe mes premières années.

« Pourtant de ces ténèbres, de temps en temps, au milieu d’une rêverie solitaire, surgissent quelques Lueurs confuses qui, un jour, je l’espère, deviendront une claire et brillante lumière.

« Un mot suffira peut-être pour me faire retrouver les premiers êtres, les premières choses qui ont frappé mes regards.

« Le fait le plus lointain que je me rappelle est celui-ci :

« C’était la nuit ; j’étais toute petite, je n’avais certainement pas encore cinq ans. Deux personnes voyageaient en voiture avec moi : un homme et une femme.

« La femme était jeune et belle, l’homme vieux et laid.

« Depuis plusieurs jours, cette voiture marchait rapidement.

« D’où venions-nous ?

« Où allions-nous ?

« Je l’ignore. Je ne reconnaîtrais même pas les pays que nous traversions, si je les revoyais.

« Je m’amusais à regarder par la portière les arbres qui filaient, filaient derrière moi, et les maisons éparses que nous dépassions dans notre course précipitée.

« Pour une enfant de mon âge, tous les arbres et toutes les maisons se ressemblaient.

« La femme dont je vous ai parlé m’embrassait souvent. Je me laissais faire machinalement sans comprendre plus à ses baisers qu’à sa tristesse ; car elle paraissait triste et soupirait presque aussi souvent qu’elle m’embrassait.

« À la tombée de la nuit, je m’endormis dans ses bras.

« La voiture marchait toujours.

« Un cahot violent me réveilla.

« Mes deux guides causaient vivement et à voix basse.

« Nous montions une côte très raide, en pleine forêt, les chevaux marchaient au petit pas.

« Je ne sais pourquoi, je continuai à faire semblant de dormir, et j’écoutai.

« — J’en suis désespéré, madame, disait l’homme d’une voix respectueuse mais décidée, il le faut !

« La femme essaya de changer la résolution de son interlocuteur, ce fut en vain, et je l’entendis, au milieu des baisers dont elle couvrait mon visage et des pleurs qui mouillaient le sien, murmurer :

« — Pauvre chère enfant ! pauvre enfant !

« Je ne bougeai pas.

« Je ne comprenais rien à ce qui se passait, mais je voulais savoir.

« Je n’eus pas longtemps à attendre.

« La chaise de poste reprit son mouvement de galop ; le postillon fit claquer son fouet et se mit à chanter à tue-tête.