« — Non. Tu ne l’auras pas. Je la garde.
« Jean l’écarta violemment et se précipita sur moi pour me l’arracher.
« J’avais déjà huit ans passés.
« J’étais agile et nerveuse.
« Je me mis à courir. Il me poursuivit tout en titubant.
« Je faisais des détours, comme quand on joue aux barres ou au chat-perché.
« Il jurait comme un charretier.
« La Mignonne riait de sa maladresse ou plutôt de ma légèreté.
« Tous les enfants, qui s’intéressaient à la poursuite, l’excitaient de leurs cris et de leurs huées :
« — Il l’aura ! il ne l’aura pas !
« Certes, Jean Vadrouille, à moitié ivre, n’aurait jamais fini par m’atteindre ce matin-là, mais mon mauvais sort voulut qu’au moment où je tournais la tête pour voir s’il était sur mes talons, je buttai contre une racine d’arbre cachée à fleur de terre, et je tombai sur mes mains.
« En un clin d’œil il fut sur moi.
« Me prenant d’une main, il me souleva, et me menaçant de l’autre :
« — La pomme ! fit-il.
« — Non.
« — La pomme ! Donne, ou je te casse.
« — Non ! répondis-je une seconde fois.
« Alors, ce furieux, hors de lui, bafoué par sa marmaille, qui venait de former un cercle autour de nous, me prit à deux mains et m’allait briser contre le sol, si la Mignonne n’était venue à mon secours.
« Elle m’arracha de ses mains et m’emporta, pâle, toute tremblante de colère et de frayeur, mais triomphante.
« J’avais gardé ma pomme.
« Le lendemain, quand Jean Vadrouille fut revenu à la raison ainsi qu’à de meilleurs sentiments, la première chose qu’il demanda fut la pomme.
« Seulement ce n’était pas le fruit, c’était l’enfant qu’il voulait embrasser.
« J’accourus.
« Il me combla de caresses et me dit :
« — À partir d’aujourd’hui, on ne t’appellera plus que la Pomme. Qui sait, ça m’empêchera peut-être de m’enivrer à l’avenir.
« Jean ne jura pas qu’il ne boirait plus.
« En cela, il fit bien. Serment d’ivrogne, serment de joueur.
« Mais depuis lors, je ne me souviens pas de l’avoir revu dans un de ces états où l’homme ressemble tant à la brute.
« Comme vous le voyez, je m’habituai vite au genre de vie mené par les bohémiens.
« J’atteignis ma dixième année, insouciante, heureuse.
« À cet âge, le passé n’existe plus, l’avenir n’est qu’un mot vague ; on ne voit que le présent.
« Je faisais pourtant régulièrement ma prière, que je terminais toujours par : Ma mère, les morts sont vivants.