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Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/394

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— Une femme comme vous n’est pas, n’a jamais été mère.

— Monsieur, vous ment…

— Laissez-moi dire, de grâce, continua-t-il sans lui laisser le temps d’achever son démenti. Ces paroles sont probablement les dernières que nous échangerons. Cette entrevue, je l’évitais, mais vous l’avez voulue. Je vous ai obéi. Subissez-en les conséquences. Depuis certaines années, que je désirais effacer de notre vie, vous m’avez fait bien du mal. Vous me rendrez la justice de convenir que je ne vous ai jamais adressé un reproche, que j’ai toujours fui vos attaques, sans chercher à vous rendre blessure pour blessure.

— Lâche ! fit la créole, pâle de fureur impuissante.

— Lâche, en effet, bien lâche, madame : il ne s’agissait que de moi. Mais aujourd’hui vous prenez à part un enfant… des hommes qui me touchent de près, tous êtres pour lesquels je donnerais tout le sang de mes veines.

— Vous êtes si généreux ! dit-elle avec ironie.

— Aujourd’hui la mesure est comble, répliqua M. de Warrens sans sortir de son calme menaçant. Vous avez quitté votre patrie, vous venez de traverser des océans pour recommencer en Europe une lutte plus que dangereuse. Laissez-moi vous donner un dernier conseil.

— Donnez.

— Renoncez-y.

Un éclat de rire sardonique fut la réponse de Mme de Casa-Real.

— Tenez-le pour certain, madame. Je sais tout ce qu’il m’importe de savoir.

— En vérité !

— Si muets, si dévoués que soient vos agents, ils n’ont pas de secret pour moi.

— Une preuve de cela ?

— Une preuve ?

— Oui ; vous vous vantez !

— Que madame la comtesse de Casa-Real daigne interroger M. Benjamin, répondit lentement le comte, et M. Benjamin lui certifiera que Passe-Partout ne se vante jamais.

— Benjamin ! s’écria la créole en reculant de stupeur.

— Passe-Partout, oui, madame ; vous voyez que je conviens de mes faits et gestes. Vous voyez que vous avez bien tort de me faire espionner pour savoir des choses que je vous raconte si facilement.

— Démon ! murmura-t-elle.

— Résumons-nous. Vous êtes belle, vous êtes femme, usez de cette double royauté pour attirer tous les hommes à vos pieds. Mais, par le Dieu vivant, renoncez aux projets qui vous ont mis sur ma route, ou, malgré les bons souvenirs que Noël de Warrens a conservés de vous, Passe-Partout vous brisera comme je brise cette badine. Comtesse, je vous baise les mains.

Ce disant, le comte, qui venait de jeter aux pieds de la créole terrifiée, haletante, les deux morceaux de son stick, salua respectueusement et sortit.