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Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/399

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— Qui ? lui ? interrogea Mme de Casa-Real, qui, toute à sa curiosité récente, perdait de vue sa visite et son visiteur.

— L’homme de là-bas.

— Le comte ?

— Oui, señora.

— Eh bien ? fit-elle avec une impatience mal contenue.

— Vous avez pleuré, maîtresse.

— Moi ?

— Oui. J’ai vu vos larmes. Je les ai vues.

— Soit. Où veux-tu en venir ?

Le tutoiement de la maîtresse était une ineffable joie pour le serviteur.

Pour obtenir cette récompense, il eût passé à travers les flammes.

La créole le savait.

Elle était certaine que Marcos Praya ferait tout pour se rendre digne de cette faveur, que dans la circonstance présente il n’avait pas encore l’occasion de mériter.

Le bonheur rend muet parfois.

Le métis ne voulant rien perdre de l’écho de ces douces paroles, hésitait à répondre.

Hermosa renouvela sa question :

— J’ai pleuré, j’en conviens. Mais toi, Marcos, que veux-tu ?

Les yeux de Marcos ne quittaient pas la petite main blanche de sa maîtresse, ce qui faisait que tout en admirant ses doigts effilés, il ne perdait pas de vue l’arme mortelle dont nous avons parlé plus haut.

Soit préoccupation, soit instinct vindicatif, la comtesse de Casa-Real n’avait pas cessé de jouer avec son poignard indien, à la lame bleuâtre, à la poignée constellée de diamant et de rubis.

En suivant la direction des regards du métis, qui répondaient clairement à ses points d’interrogation, elle aperçut l’engin meurtrier, et elle comprit.

— Tu oserais ? s’écria-t-elle.

— Tout.

— Pour me venger ?

— Pour vous servir.

— Tu es fou !

Le métis s’inclina silencieusement. La seule réponse qu’il eût envie de lui adresser était celle-ci :

— C’est de vous que je suis fou ; c’est vous qui tenez ma raison dans votre main.

Il se tut.

Hermosa secoua plusieurs fois sa tête impérieuse, comme si une volonté supérieure à la sienne lui imposait une idée contre laquelle elle se révoltait ; puis elle ajouta :

— Ne l’oubliez pas, Marcos… nous ne sommes pas en Amérique.

— Je n’oublie rien, señora ! dit-il en articulant chacune des syllabes précédentes de façon à leur donner un sens qu’eux d’eux pouvaient seuls comprendre.