Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/527

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— Les chemins sont mauvais, à cette heure de la nuit, fit observer la comtesse.

— À son âge, on ne craint pas les mauvaises routes. Il y a donc autre chose.

— Espérons que non :

— Ce n’est pas que je doute de lui et de son dévouement, au moins, continua le vieillard avec un accent de déférence à l’endroit de la comtesse de l’Estang ; Noël est un fidèle.

— Oui… je le reconnais… et Sa Majesté, que Dieu garde, peut compter sur son bras et sur son cœur. Est-ce votre avis, mon fils ? ajouta-t-il en se tournant vers le vicomte.

Le vicomte s’inclina sans répondre.

— Voilà, ce me semble, quelque huit ou dix jours que nous ne l’avons vu ! continua le vieillard, qui, comme les enfants, ne quittait pas facilement une idée.

— Dans un instant il sera ici, mon père. Votre petite-fille est allée au-devant de lui.

— Edmée ?

— Oui, mon père.

— Je vous ai déjà dit, s’écria le comte de l’Estang avec une certaine animation, que je n’approuvais pas ces courses de nuit ; elles peuvent devenir dangereuses.

— Pour qui ? fit tranquillement le vicomte. Mon père oublie tout le respect dans lequel notre maison est tenue par les gars de la lande.

— Je n’oublie rien, monsieur mon fils… mais encore une fois, ces sorties de nuit, dans les temps de trouble où nous vivons, ne sont rien moins que convenables pour une jeune fille de l’âge d’Edmée. Et je m’étonne qu’on me fasse répéter une pareille observation. Vous m’entendez ?

— Oui, mon père.

— Eh bien ?

— Elle ne sortira plus, monsieur, repartit le vicomte avec soumission.

— Elle ne sortira plus ! elle ne sortira plus ! répéta avec impatience le vieux gentilhomme ; vous me faites toujours la même réponse, chaque soir, et chaque soir l’enfant sort à la même heure. Est-ce vrai ?

Chacun se tut.

— Vous le voyez, avec vos airs d’écolier pris au trébuchet, vous n’en faites qu’à votre tête.

— Oh ! monsieur, vous…

— Par Notre-Dame d’Auray ! interrompit le comte, suis-je le maître, oui ou non ? Dois-je vous obéir, ou devez-vous vous courber devant ma volonté ?

Un éclair de révolte pointait dans le regard du vicomte.

La vieille mère vit cela. Elle s’interposa entre le fils et le père.

— Calmez-vous, monsieur, fit-elle ; le vicomte a eu tort de ne pas se souvenir de vos ordres, il a failli, mais je me porte son garant ; à partir de ce soir, votre petite-fille ne sortira plus ainsi toute seule.

— Vous aurez soin de prendre vos mesures, madame, pour qu’il en soit ainsi à l’avenir.