Aller au contenu

Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/536

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Pour le moment, François Tournesol trônait dans son comptoir, en pleine renommée et en pleine gloire.

C’est donc de lui seul que nous avons à nous occuper, et nous y revenons, priant le lecteur de nous pardonner cette courte digression, qui porte bien son enseignement avec elle.

Or, le dimanche gras 1847, vers dix heures du soir, le restaurant et la gargote du Lapin courageux, premier et second étages compris, resplendissaient de lumières.

Salles communes et cabinets particuliers regorgeaient de clients de toutes les classes, dont les silhouettes se détachaient en noir sur les rideaux blanchis à nouveau pour la circonstance.

Ce n’étaient que chants et cris joyeux, bacchanales et sarabandes donnant bien à rêver aux malheureux voisins de ce lieu de délices, aux passants attardés qui regagnaient tranquillement leurs honnêtes et silencieuses demeures.

C’est une bienheureuse saison pour les restaurateurs de toutes espèces, que la saison du carnaval.

Toute la durée de cette époque de folie, ils vendent ce qu’ils veulent, au prix qui leur convient, aux stupides soupeurs, accompagnés ou non accompagnés, leurs hôtes habituels.

Tous ces malheureux, artistes, bourgeois, bohèmes, avant ou après le bal, arrivent chez eux pour satisfaire les caprices et les appétits insensés de leurs conquêtes de rencontre ou de hasard.

Là, ils mettent une sorte de frénésie à se débarrasser le plus promptement possible d’un argent gagné à grand’peine ou trouvé grâce aux moyens les plus honteux.

Le propre de l’argent mal gagné est de brûler la poche de qui le possède.

En somme, le Lapin courageux n’avait jamais vu une foule plus considérable se presser dans ses salons et dans ses couloirs.

Le flot des consommateurs, après avoir submergé le rez-de-chaussée, était monté jusqu’au premier étage.

Les premiers venus ayant pris toutes les places disponibles, les arrivants, pressés, serrés les uns contre les autres, sur les marches étroites de l’escalier, criaient, hurlaient, attendant qu’il plût à leurs devanciers de leur céder une table ou un cabinet.

Le rez-de-chaussée surtout — nous voulons parler d’une salle contiguë à la boutique du marchand de vin — offrait le coup d’œil le plus pittoresque et le plus saisissant.

Une foule énorme, composée d’hommes, de femmes et d’enfants revêtus des haillons les plus hétéroclites, était entassée dans cette vaste pièce.

Par la porte de communication donnant dans la boutique même où se trouvait placé le comptoir de maître Tournesol, on apercevait des appelés debout, couchés par terre, de chaque côté du comptoir, des élus assis trois ou quatre sur le même siège.

Devant le comptoir se tenaient plusieurs individus, vêtus en habit de ville, à l’air sournois, porteurs de nez énormes, qui, voulant se donner une