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Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/789

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— Nous avons, ce jour-là, engagé une partie dont l’enjeu est terrible, continua-t-elle d’une voix sourde, dans laquelle grondait une colère contenue à grand’peine.

— Terrible…, c’est selon l’idée que vous attachez à cet adjectif.

Elle l’interrompit.

— Vous avez perdu.

— Croyez-vous ?

— J’en suis sûre.

— Je ne me permettrai pas de vous donner un démenti.

— Vous avez perdu, payez.

— Il me semble, madame la comtesse, que je ne fais que cela, depuis quelque dix jours que je suis entre vos mains.

— Vous avouez donc enfin, mon cher comte, que vous êtes bien réellement cette fois en mon pouvoir ?

— Le nier serait inutile et insensé. Je suis en votre pouvoir, aujourd’hui, c’est vrai.

— Aujourd’hui, demain, toujours.

Aujourd’hui n’est pas fini, comtesse ; demain n’est pas encore commencé ; quant à toujours, ce mot qui fait le pendant du vocable éternité, il n’a ni commencement ni fin. Si c’est de cette façon que vous l’entendez, oui, effectivement, je suis votre prisonnier aujourd’hui, je le serai demain, je le serai toujours.

— Raillez ! raillez ! comte.

— Dieu m’en garde ! madame.

— Oh ! pour cette fois, mes mesures sont si bien prises que, sachez-le, comte, nulle puissance humaine ne pourra vous enlever à ma haine.

— Oh ! le vilain mot, comtesse.

— Dans vingt-quatre heures vous aurez quitté la France.

— Merci, comtesse, merci, cela se trouve à merveille.

— Vraiment !

— Oui, sur ma foi, je vous avoue que Paris commençait à me lasser.

— Lorsque vous aurez quitté la France, répéta la créole d’une voix lente et ferme, croyez-en ma parole, comte, ce sera pour ne plus y remettre jamais le pied.

— La France, si belle qu’elle soit, n’est pas le seul pays du monde où l’on puisse vivre heureux, vous le savez, comtesse.

« Ah ! comtesse…, en vérité…, vous voyez tout en noir aujourd’hui… Vos prophéties sont d’une tristesse… Mais pardon, est-ce donc pour parler comme une pythonisse de mauvais augure que vous avez eu l’amabilité de venir me rendre visite dans ma prison ?

La comtesse de Casa-Real s’était surtout promis de conserver son sang-froid ; elle laissa continuer son adversaire, qui, du reste, ne demandait pas mieux.

— Au fait, chère madame, au fait, reprit en souriant Passe-Partout, je suis vraiment honteux, quoique ce ne soit pas ma faute, de vous tenir debout aussi longtemps, dans un taudis, sur ma parole, si peu digne de vous.