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Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/805

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inclusivement, dévouement dont, au reste, il avait donné maintes preuves.

Mais Marcos Praya n’en était pas moins un métis, c’est-à-dire un de ces êtres qui, à tous leurs vices, et Dieu seul sait l’effroyable quantité qu’ils en possèdent, joignent, comme toutes les peaux plus ou moins bistrées, celui d’aimer les liqueurs fortes avec passion.

Depuis son arrivée en France, deux liqueurs surtout avaient conquis toutes les sympathies du métis ; ces liqueurs étaient le kirschenwasser et l’eau-de-vie.

Le vin, si bon, si pur ou si vieux fût-il, avait pour lui peu de charmes ; il le buvait comme du petit-lait.

Mais la quantité de kirsch et d’eau-de-vie absorbée par le majordome de la comtesse de Casa-Real était réellement miraculeuse.

Sa maîtresse n’avait pas tardé à s’apercevoir de ce penchant forcené du métis pour les liqueurs fortes.

Elle lui avait péremptoirement ordonné de s’en abstenir.

Ce que, naturellement, Marcos Praya, qui tremblait de tous ses membres au simple froncement de ses sourcils, lui avait promis de la façon la plus formelle.

Elle présente, le métis était le plus sage et le plus tempérant de tous les serviteurs.

Mais en l’absence de sa maîtresse, chaque fois que l’occasion s’en présentait, le métis ne manquait pas de prendre sa revanche de cette abstinence forcée et de se livrer, en cachette, solitairement, à sa passion favorite.

Jusqu’à ce jour, comme il s’enfermait soigneusement à triple tour chez lui, sous prétexte de dormir ou de se reposer, nul n’avait eu le moindre soupçon sur la fréquence de ses libations solitaires.

Depuis la captivité de Passe-Partout, toujours en butte aux regards pénétrants de la comtesse de Casa-Real, contraint de se livrer à une surveillance de toutes les secondes, le majordome n’avait pas encore trouvé une seule fois l’occasion ni le temps de goûter à son eau-de-vie ancienne et à son kirsch nouveau.

Le départ de sa maîtresse pour le Havre lui offrit enfin cette occasion tant désirée.

Il ne la laissa pas échapper.

Rentré dans sa chambre après avoir passé sa ronde, Marcos Praya s’enferma avec soin afin de ne pas être dérangé.

S’installant ensuite confortablement dans un fauteuil de sieste, c’est-à-dire à bascule, il posa délicatement sur la table devant lui deux bouteilles qui lui firent l’effet de toutes les houris du paradis de Mahomet.

Il alluma ensuite un excellent régalia de contrebande, puis il commença à boire à petits coups, passant consciencieusement de la brune à la blonde, c’est-à-dire de l’eau-de-vie au kirsch, et vice versa.

Quelques heures plus tard, les deux bouteilles étaient complètement vidées, et Marcos Praya roulait ivre-mort sur le sol de la chambre, entraînant dans sa chute la chaise, la table et tout ce qui la couvrait.

Cet incident, qui laissait ainsi sans chef direct et livrée à ses propres inspi-