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Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/843

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quihuite, — espèce de gourde californienne que portent tous les voyageurs de ce pays, — il avait arrêté son cheval, s’était agenouillé sur le bord de l’eau et s’était mis à boire avidement. Aux derniers mots de René, il s’était relevé avec terreur. Au bout de quelques instants, il pâlit affreusement, tourna sur lui-même, puis il tomba.

« — Mon Dieu ! cria-t-il. Qu’ai-je donc ! je souffre horriblement !

« Mauclerc voulait le secourir.

« — Inutile ! lui dit René. Votre compagnon est un homme mort.

« — Comment ! mort ?

« — Oui, monsieur, soit que cette eau ait été traîtreusement empoisonnée par les Indiens, soit, ce qui est plus probable, qu’elle se trouve sur une veine de cuivre, elle est mortelle.

« Le malheureux voyageur se tordait en proie à des douleurs atroces en poussant des cris déchirants.

« Puis enfin il se roidit dans une dernière convulsion, ses traits se décomposèrent affreusement et il expira. Cet horrible épisode n’avait pas duré cinq minutes.

« — Vous ai-je trompé ? demanda tristement notre ami à Mauclerc.

« Celui-ci était atterré, ses yeux hagards étaient obstinément fixés sur le cadavre déjà méconnaissable de son compagnon. Certes, le comte, nous sommes forcés d’en convenir, est un homme d’une grande bravoure. Il a joué bien souvent avec la mort. Mais cette fois il était livide, car la mort lui apparaissait pour la première fois peut-être sous un aspect hideux, étrange, qui l’épouvantait.

« — Mon Dieu ! fit-il.

« Ce fut tout.

« René de Luz attendit que le comte se fût entièrement remis de son trouble. Cependant, peu à peu, Mauclerc, honteux sans doute de s’être ainsi laissé abattre et cela en présence d’un ennemi dont plus que tout il redoutait les sarcasmes, réagit sur lui-même et, à force de volonté, il réussit à dominer son émotion. Il se baissa, releva froidement le cadavre, le prit entre ses bras et l’attacha sur son cheval.

« Cela fait, sans prononcer un mot, il se remit en selle lui-même. René de Luz, toujours immobile à la même place, le suivait des yeux, le doigt sur la détente de son arme, prêt à faire feu au premier mouvement suspect de son ennemi. Mais celui-ci réfléchissait. Enfin, se redressant sur ses étriers, il jeta un regard sombre autour de lui et il s’aperçut seulement alors de l’attitude défensive de René. Il secoua la tête et dit le plus doucement qu’il lui fut possible :

« — Désarmez votre rifle, monsieur le vicomte de Luz. Vous venez de me sauver la vie, ce n’est pas en ce moment que je chercherai à vous ôter la vôtre. Je suis votre ennemi ; je vous haïssais, je vous hais encore en cet instant de toutes les forces de mon âme ; je désire ardemment me venger de vous ; mais, sur ma foi de gentilhomme, loyale sera cette vengeance. Adieu, monsieur le vicomte. Priez le ciel qu’il ne nous remette jamais en présence.

— Un rude homme ! fit le colonel.