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Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/879

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Tiens ! dit-elle en lui jetant, une bourse que l’autre attrapa à la volée avec un grognement de joie et fit disparaître aussitôt dans une de ses immenses poches : voilà pour t’avoir appelé drôle. Nous sommes quittes… Parle maintenant.

— Seigneurie, dit l’autre en s’inclinant respectueusement, je suis un digne Chilien, natif de Talca près Maulé : ainsi que vous l’a dit le señor Marcos Praya, je me nomme Diego de Pedralta y Fonseca Carnicero ; d’une famille de cristianos viejos sans mélange de sang indien dans les veines ; mais, comme j’ai la main un peu trop leste peut-être et que j’ai eu le malheur de devoir quelques vies dans mon pays, on m’a surnommé Matadoce — tue douze — nombre exact de ceux que j’ai eu le malheur de mener de vie à trépas dans mes moments de vivacité ; la police est excessivement bégueule au Chili et taquine au possible…

— Ah çà ! te moques-tu de mot par hasard : avec ta sotte histoire dont je n’ai cure : viens au fait vivement, picaro ! s’écria la comtesse en fronçant le sourcil.

— J’y arrive, señora, j’y arrive ; un peu de patience, s’il vous plaît, répondit paisiblement le bandit. Or, comme la police me chagrinait fort et que je sentais la terre littéralement brûler sous mes pieds, je résolus de me faire oublier et de m’expatrier pendant quelqué temps. À cet effet, je me rendis à Valparaiso. En ce moment, il y avait justement sur rade un brick français en charge pour le port de San-Francisco.

— Ah ! ah ! fit en dressant l’oreille la comtesse, qui commençait à s’intéresser au verbiage plus que décousu du bandit.

— Oui, Seigneurie ; j’avais entendu parler avec enthousiasme de la découverte de I’or, et par conséquent je brûlais du désir de me rendre au plus vite dans cette heureuse contrée où, disait-on, l’or était si commun qu’on le ramassait à la pelle. Par un hasard que je bénis aujourd’hui, ajouta-t-il galamment, un des hommes de l’équipage de ce brick français venait de mourir subitement de l’empacho, une bien terrible maladie, señora. Figurez-vous…

— Vas-tu recommencer ? Passons ; passons ; que m’importe, à moi, l’empacho ? interrompit durement la comtesse.

— C’est juste, señora, excusez-moi ; je continue donc. J’accostai le capitaine sur le port où il se promenait en fumant son cigare, et je lui demandai poliment s’il voulait consentir à me prendre à son bord, où je travaillerais pour mon passage, jusqu’à San-Francisco ; nous sommes tous marins, nous autres costeños — habitants de la côte. — Ce capitaine, qui est un grand diable d’Anglais, avec d’affreux cheveux rouges et dont les yeux brillent comme des revolvers, me toisa de la tête aux pieds et me demanda brusquement si je savais parler anglais. Je ne sais pourquoi, le diable me souffla sans doute et je lui répondit carrément non, bien que je parle l’anglais presque aussi bien que ma langue maternelle.

— Comment se nomme ce capitaine ?

— San Lucar.

— Singulier nom pour un Anglais, murmura la comtesse rêveuse ! Mais tout à coup, se frappant le front : C’est cela ! fit-elle avec joie, oui, oui, c’est cela !