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Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/916

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Il posa lentement la lettre tout ouverte sur la table devant lui et demeura un instant pensif ; un nuage avait soudain passé sur son front et troublé sa joie.

Au bout d’un instant, il reprit la lettre et la lut une seconde fois.

Elle était bien d’Edmée de l’Estang ; cette écriture était bien la sienne, il n’y avait pas à en douter ; mais les pensées n’étaient pas celles de la jeune fille.

Ce n’était pas ainsi que la jeune fille parlait et écrivait.

Ce style n’était pas le sien : il régnait dans la forme dont cette lettre était conçue une gêne et un système de réticences continuelles qui inquiétaient le comte malgré lui et lui semblaient incompréhensibles.

Edmée lui donnait un rendez-vous et le pressait de s’y rendre, la nuit même, sans retarder d’un instant.

À plusieurs reprises elle appuyait, avec une insistance bizarre et que rien ne semblait justifier en apparence, sur la recommandation expresse de venir seul.

Pourquoi insister autant sur ce détail ?

De plus, le lieu que lui désignait la jeune fille dans cette lettre n’était nullement fait pour lui donner confiance.

Elle écrivait au comte de Warrens de se rendre à Sydney-Coves, et elle lui désignait une immense maison que celui-ci connaissait bien, et dont la plus grande partie, entre parenthèses, était occupée par un bar-room.

Sydney-Coves était à cette époque un quartier hideux, infect, composé de ruelles étroites et de bouges honteux.

C’était là que se réfugiaient tous les desperadoes de la ville et où se tramaient tous les complots contre le repos des honnêtes gens.

Le refuge redoutable d’où, comme abrités par un rempart infranchissable, ils bravaient impunément toutes les forces de la police, à peine organisée encore, et surtout mal recrutée parmi des gens plus disposés à pactiser avec, les brigands qu’à sévir contre eux.

Le bar-room dont Edmée de l’Estang parlait dans sa lettre était particulièrement connu pour être un repaire infâme qui servait de quartier général à tous les brigands de Sydney-Coves, et le nombre en était grand ; c’était là, disait-on tout bas, que ces misérables tenaient habituellement leurs sinistres assises.

Il était prouvé jusqu’à l’évidence aux yeux du comte que ce rendez-vous cachait un piège horrible.

Edmée, il en avait la conviction intime, s’était vue contrainte, par la force sans doute, à écrire cette lettre, qu’on lui avait dictée.

Tout le prouvait.

Cependant le comte se leva.

— Mouchette, dit-il.

— Capitaine ?

— Prie M. Saturne de monter.

— Vous sortez, capitaine ?

— Oui, mon enfant.