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Page:Ainsworth - Abigail ou la Cour de la Reine Anne (1859).pdf/106

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ABIGAÏL.

roser les mets exquis {car la mode du temps était de boire beaucoup) avaient produit un effet bien plus pernicieux que sur son flegmatique ami le sous-secrétaire.

Le capitaine Steele, telle était sa qualification (car il avait obtenu depuis quelques semaines une commission dans le régiment de lord Lucas, sur la recommandation de son ami, le brave lord Cutts), s’occupait principalement à cette époque à rédiger la Gazette, dans laquelle, prétendait-il, ses efforts tendaient à être aussi bête et aussi insipide que possible ; ajoutons en passant que son succès dépassait ses désirs. Steele était veuf depuis quelque temps ; mais précisément alors il faisait la cour à miss Scurlock, qu’il épousa deux ou trois mois plus tard. Ses débauches avaient laissé des traces ineffaçables sur son visage ; mais, quoiqu’il fût bouffi et livide, ses traits ne manquaient pourtant pas d’expression. Des sourcils noirs recouvraient ses yeux très-enfoncés, sa face était large et rude, commune, sa taille épaisse et carrée, et il portait un uniforme avec assez de gaucherie.

Le capitaine Steele s’occupait beaucoup de sa voisine, jeune femme singulièrement belle, à la taille élancée et gracieuse, au regard plein de malice, et aux manières aimables. C’était là ce qu’on appelle une femme irrésistible. Mistress Oldfeld était rivale de mistress Bracegirdle, et sa réputation avait causé maint débat dans le beau monde de Londres.

À vrai dire, les galanteries de Steele restaient sans récompense. Mistress Oldfeld n’avait d’yeux et d’oreilles que pour les doux regards et les tendres œillades de M. Maynwaring, qui était à sa droite, et avec lequel, soit dit en passant, elle forma ensuite un long et durable attachement, qui n’eut de fin que par la mort de Maynwaring.

Sans parler de Maynwaring, de Masham, de Prior et de Sunderland, bien connus de nos lecteurs, nous citerons encore le poëte tragique Nicolas Rowe, auteur de la Belle Pénitente. Son maintien olympien était tant soit peu compromis par les éclats de rire que lui arrachaient les plaisanteries de son voisin, le facétieux Tom d’Urfey, qui, de même que Wycherley, était une des célébrités du siècle passé. Charles II lui-même s’était souvent appuyé sur l’épaule du poëte, tandis qu’il savourait une prise de tabac. À vrai dire, sous le roi, prédécesseur de la reine, personne ne savait rimer plus gaiement que le vieux