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Page:Alain - Le Citoyen contre les pouvoirs, 1926.djvu/188

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LE CITOYEN CONTRE LES POUVOIRS

Toute industrie trouve appui dans une nature extérieure qui résiste et qui fait sentir sa loi inflexible. « On ne s’appuie que sur ce qui résiste », a dit je ne sais quel homme d’expérience. Le fer résiste au marteau ; il tiendra bon aussi dans la place où vous le mettrez. On pourrait bien penser, en abstrait, que si la nécessité extérieure suit des lois inflexibles, nous perdons alors tout espoir de la modifier. Sur quoi un professeur, qui ne fait point œuvre de ses mains, discute tristement. Mais le forgeron se moque de cela et tape sur le fer. Et sur toute la planète les hommes creusent, labourent, défrichent, transforment, exploitent. Par de petites ruses et de petits changements ; petits si on les compare à la masse planétaire, au mouvement des glaces, des eaux et du vent. Petits changements mais qui suffisent. L’homme ne change point le vent, mais il tend obliquement sa voile, tient ferme la petite planche qui lui sert de gouvernail, et va à ses fins par l’effet des lois inflexibles.

Il y a des époques où l’on pourrait croire que la nature humaine est flexible à l’homme, et que les lois des sociétés dépendent de la volonté d’un tyran, ou d’un parlement, ou de la masse elle-même des citoyens, autant qu’elle préfère et décide. Et cela donne espoir à ceux qui n’ont pas forgé le fer, ni manié des choses. Au contraire, si je croyais cela, je serais sans espoir ; car je ne puis attendre que les pouvoirs soient sages ; et quand tous y participeraient, ce n’est pas une garantie suffisante contre les passions ; on ne le voit que trop. Si le médecin pouvait beaucoup sur mon corps, je craindrais le médecin ; mais il ne peut guère, et c’est par là qu’il peut.

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