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INTRODUCTION

des hommes et le regard gouvernant… » Ainsi celui dont la mission est de conduire les hommes perd promptement le sens des hommes, et se gâte à lui-même l’esprit. Imprudences, oubli du sens des possibles, voilà ce qui compense bientôt les bénéfices de l’enthousiasme et accompagne la tyrannie.

Où est le remède ? Nullement dans l’action politique, répond Alain, mais dans l’opinion. Rendre aux exécutants toute leur part, ternir un peu les auréoles, ôter par exemple aux chefs militaires la gloire héroïque que nos illusions leur accordent : l’épée que le général pique dans le flanc de l’adversaire, c’est une ligne téléphonique, prolongée par des subalternes, avec à sa pointe le cadavre du fantassin, tourné vers l’ennemi. Ces sentiments critiques, bien loin d’affaiblir l’obéissance, tendent à la rendre plus stricte : obéir au chef comme à une nécessité de nature, ne pas discuter, ne pas implorer, n’avoir aucun recours à la clémence, tout cela favorise l’exécution prompte, et en même temps laisse à l’homme sa vraie liberté, tout en empêchant le commandement de dégénérer en tyrannie. Une des vues les plus fortes d’Alain, c’est que le plus grand affront à la liberté humaine n’est pas l’ordre impérieux : c’est la clémence, qui avilit celui qui l’implore, non pas seulement en laissant trop de place aux sentiments bas, servilité ou peur, mais en pervertissant les sentiments nobles, admiration, loyauté ou reconnaissance. Quel est donc le chef que formera cette obéissance, ce chef même qu’il faut souhaiter ? Un pur ingénieur, même dans le commandement des hommes. « Je veux, dit Alain, un homme d’affaires tout simple, qui fasse son travail simplement et vite, et au surplus qui

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