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Page:Alain - Le Citoyen contre les pouvoirs, 1926.djvu/223

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SOYONS AVARES

un enfant comprendrait cela. Mais ces travaux payeront-ils ? La question n’a pas de sens pour l’homme de bien qui est payé au mois. Toujours de mieux en mieux, telle est sa devise. Et c’est par les hommes de bien, payés au mois, que tout va de mal en pis. »

« Mais, lui dis-je, nous ne sommes pas des animaux ordinaires. J’ai lu quelque part, ou bien je l’ai rêvé, que l’homme est le seul animal qui fasse toujours sa tanière trop haute. »

« Eh bien, dit Castor, Monsieur l’artiste, je veux que vous pensiez à une petite chose, c’est qu’il ne nous reste jamais d’argent pour entreprendre quelque chose de beau. Où sont nos arcs de triomphe, nos pyramides, nos maisons du peuple, nos musées, nos universités ? Je ne vois que des maisons de rapport, où se montre partout le ruineux Utile. Parbleu, tout le monde est au manège. La course à l’utile ne laisse ni loisir ni excédent. Et, selon moi, pour ce genre de générosité que l’art suppose, et dont nous n’avons plus même l’idée, il faut au fils prodigue un père avare, j’entends qui se défie de l’Utile. Même il n’est pas mauvais qu’un peu de feu despotique passe de l’un à l’autre. Après tout, l’ambition de durer par des œuvres n’est peut-être pas si étrangère à l’avarice. Et moi qui vous parle, et qui ai fait ma fortune en me défiant du ruineux Utile, je donnerais plus volontiers mon argent à un beau monument qu’à une mauvaise affaire. Travailler, faire laid, et encore perdre, c’est le plus triste sort à mes yeux. » Ainsi parla Castor, et je compris qu’il était artiste à sa manière.