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Page:Alain - Mars ou la Guerre jugée, 1921.djvu/121

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CHAPITRE LIV

DU TRAGIQUE

Le Fatalisme est au fond des passions tragiques ; il y trouve sa force et ses preuves, et comme une farouche satisfaction. On a assez dit que le tragique résulte de la fatalité agissant par l’homme. Le spectacle le plus émouvant est celui d’un homme qui aperçoit un destin terrible et qui s’y jette comme dans un gouffre. Toutes les passions portent ce caractère ; ce ne sont point des accidents ni des surprises ; le passionné voit son destin, le craint, et en même temps le veut ; c’est là sa victoire sur ce qu’il ne peut empêcher. C’est ainsi que l’on tombe dans l’amour coupable, et jusqu’à appeler le châtiment, la faute n’étant qu’un chemin vers l’expiation.

Mais considérons quel est le tragique le plus tragique. C’est la Fatalité à visage humain. Peu de tragique dans les catastrophes naturelles, sinon par le pressentiment ou l’attente. Mais dans les malheurs seulement humains, c’est là que le tragique se montre à l’état de pureté. C’est le point où le Fatalisme serait sans preuves si l’homme n’obéissait à un destin terrible ; mais c’est le point où la preuve décisive survient, quand l’homme arrive à faire ce qu’il attendait et prophétisait de lui-même, comme crime ou suicide. Encore mieux si d’autres hommes concourent à un malheur seulement humain, par le même désespoir orgueilleux. Ainsi le sentiment de la fatalité se satisfait dans la guerre, voulue des deux parts, voulue à chaque instant comme la grande preuve, la preuve des preuves, qui justifie toute une vie de désespoir méchant.

Ce sentiment est au fond du cœur tremblant. Il est dans toutes les colères, il s’exerce contre toute naïve et raisonnable espérance. La haine la plus vive, je l’ai remarqué, est contre ceux qui repoussent la haine. J’ai vu Coppée touchant un peu à la grandeur, un jour que cette face vieillie et amère, vieillie surtout par l’horreur de vieillir, déclamait