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Page:Alain - Mars ou la Guerre jugée, 1921.djvu/123

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CHAPITRE LV

DU FATALISME COMME DOCTRINE

Si vous voulez pénétrer un peu dans la philosophie de la chose, lisez et relisez Renouvier là-dessus. Encore est-il nécessaire d’y regarder de bien près, si l’on ne veut pas se dire à la fin qu’il y a toujours réponse à tout. La méthode polémique ne convient point du tout en ce problème, qui dépend d’une décision virile, et ne peut être résolu autrement. Toutefois cet état de doute, auquel vous arriverez par de telles lectures, est convenable pour préparer l’esprit à recevoir les raisons que je veux apporter ici. Elles ne sont pas dialectiques ; elles n’appellent, ni ne repoussent, aucune réfutation facile ou difficile. Il faut même y penser longtemps pour apercevoir qu’elles ont de l’importance. Mais, d’un autre côté, il serait bien étrange que la réponse de l’esprit là-dessus, réponse qui décide de tout, dépendît d’une subtilité d’arguments. La vraie question est celle-ci : « Vais-je m’abandonner ? ou bien vais-je me saisir ou ressaisir ? Vais-je être un homme, ou seulement une figure d’homme marchant par mécanique ? » Que la réponse dépende de moi, c’est ce qui est nié par le Fatalisme. Mais elle dépend encore de moi si la Liberté est possible. Car elle n’est que possible tant que je ne me décide pas à la vouloir.

Examinez bien. C’est une étrange question et unique, qui est au-dessus des discuteurs. Posons que l’homme peut être libre ; il ne l’est pourtant que s’il le veut. Entendez bien qu’aucune preuve ici ne le peut forcer, car il serait donc libre malgré lui ? La nature même de la question écarte ainsi les preuves. Les preuves pour, car elles ne doivent point suffire. Les preuves contre, car elles sont au-dessous de la question. Il suffit que je n’ose point affirmer, et que je m’abandonne, pour retomber aussitôt au niveau de la machine. Il suffit donc que je ne nie pas le Fatalisme pour que le Fatalisme soit vrai. Ses preuves sont bien moins décisives que cette prise même qu’il a aussitôt sur moi, si seulement je doute.