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Page:Alain - Mars ou la Guerre jugée, 1921.djvu/125

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CHAPITRE LVI

DE LA MISANTHROPIE

Un homme de cinquante ans, cet âge est sans pitié, disait après six mois de guerre : « Il fait bon vivre en ces temps-ci. » Il voulait dire que cette brave jeunesse lui réchauffait le cœur, et que, par l’admiration, il se trouvait délivré de la tristesse. Il serait bien facile de s’indigner là-dessus, en disant que le plaisir du spectateur, en tous les jeux violents, est un plaisir de lâche. Et tout soldat a souhaité, un jour ou un autre, que les civils reçoivent aussi quelques coups, qui les détournent de se réjouir du malheur d’autrui. Mais ces aigres sentiments doivent être oubliés, ou mieux, dissous par une exacte analyse. La guerre vient principalement de ce que l’on suppose trop vite une méchanceté dans les autres. Jugeons donc avec faveur ce bilieux grisonnant.

Il y a une crise d’âge, chez le mâle de l’espèce, et qui termine tout à fait sa jeunesse. Les anciens, plus attentifs que nous à la nature humaine, parce que les sciences les accablaient moins, écrivaient volontiers sur l’art de vieillir. C’est un fait assez connu que le vieillard loue sa jeunesse et blâme ce qui l’entoure. C’est un effet de l’expérience qui enlève, comme on dit, beaucoup d’illusions ; mais c’est un effet aussi des humeurs, qui disposent aux passions tristes, et enfin d’une avarice vitale, qui détourne de croire à la générosité.

Voilà un homme qui, selon la vraisemblance, a éprouvé en lui-même l’élan du courage et le mépris des petits intérêts, cette poésie enfin qui rend la vie belle. Il a changé et il croit que ce sont les hommes qui ont changé. « Il n’y a plus de foi », c’est le mot de la cinquantaine, si elle n’est pas soutenue, par des principes fermes, contre la nature défaillante. De quoi le naïf accuse les mœurs, les lois, les romans, les journaux, tout excepté lui-même. Il ne manque pourtant jamais de héros en aucun temps, contre le feu ou contre l’eau ; ni d’enthousiastes pour la justice. Mais cet œil fatigué voit les choses en grisaille. D’où vient que