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Page:Alain - Mars ou la Guerre jugée, 1921.djvu/171

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CHAPITRE LXXIX

HERCULE

Proudhon, sous le titre de Guerre et Paix, a voulu remettre la Force en sa place, louant comme il faut Hercule, et refusant de séparer la Vertu d’avec la Puissance. Je ne me détourne point de cette idée ; elle ne me fait point peur. Toute force humaine, autant qu’elle se rapproche de ce divin modèle, au contraire me plaît et me rassure. Et le vieux mythe éclaire comme il faut l’œuvre des Forts, qui est toujours de Justice, de Protection, de Redressement. La raison en est donnée tout au long par Platon dans sa République, où il fait voir que la force suppose une domination du Vouloir sur le désir, et même sur la colère, de façon que la force véritable est toujours d’âme en même temps que de corps. Juste en ses pensées, calme dans le péril, équilibré de la tête aux pieds, sans rien de vil ni de petit, tel est Hercule ; et l’enfant ne s’y trompe jamais, cherchant protection et assurance en cette large main, et vénérant l’infaillible massue. Mais Proudhon, comme il fait souvent, s’est jeté sans précaution dans cette grande idée, par le bonheur de mépriser ces cerveaux sans bras qui sont Juristes et Politiques. Adorant la force, il glisse à adorer la guerre. Erreur démesurée, il me semble.

Dans la guerre, au contraire, je vois la force humiliée et serve. Ce grand corps combattant, fait de millions d’hommes, ne me trompe point ; ce n’est pas un homme. Les métaphores n’y font rien. Je n’y retrouve point ce regard imperturbable, ni ces passions domptées, ni ce juste équilibre qui font le héros. Tout au contraire j’y vois des cerveaux sans bras, qui pensent à l’étourdie, sans rien risquer de ce sang qui les nourrit. J’y vois des passions déchaînées, sans mesure, sans pudeur ; une grande peur d’abord, dans tous les faibles, et une admiration intempérante, qui fouette les jeunes par l’éloge et par le blâme. D’un côté la ruse des Pouvoirs, qui visent toujours à s’assurer