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Page:Alain - Mars ou la Guerre jugée, 1921.djvu/23

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CHAPITRE V

LA FORGE

Il faut battre le fer. Toute la force des coups de marteau se retrouve dans la barre. La trempe est encore une violence. Or c’est à peu près ainsi qu’on forge une armée. La nature humaine est ainsi faite qu’elle supporte mieux un grand malheur qu’un petit. En d’autres termes, c’est le loisir qui fait les jugeurs et les mécontents. Si donc le peuple gronde, cela indique, comme Machiavel voulait, que vous ne frappez pas assez fort. N’ayez pas peur ; celui qui frappe fort est premièrement craint, deuxièmement respecté, et finalement aimé.

C’est ce qu’ont méconnu tous les esprits faibles, qui comptaient surtout sur l’amitié et sur l’enthousiasme. Mais ces sentiments vifs ne durent pas assez ; ils ne peuvent rien contre des jours de terreur et d’épreuves.

C’est une réflexion bien naturelle que celle-ci : « Soyons indulgents ; car ils ont beaucoup souffert, et ils souffriront encore ». Mais ce raisonnement se trouve toujours mauvais, parce que la moindre partie de liberté conduit à réfléchir. Les vues du praticien sont plus justes. « Soyons très sévères, car ils ont beaucoup souffert ; ils ne nous le pardonneront jamais, s’ils ont le loisir d’y penser ». Alors tombent les coups de marteau, et sur le point sensible ; alors la moindre liberté est pourchassée. Les exercices et les sanctions, tout, jusqu’aux faveurs, a pour fin d’abolir entièrement l’idée même d’un droit et le moindre mouvement d’espérance. Ainsi, quand on veut faire agir un gaz, on le comprime. Toute cette force jeune étant ainsi comprimée et contrariée avec suite, sans une faiblesse, par l’action d’un Système parfait, alors il n’y a plus d’échappée que contre l’ennemi ; et c’est lui qui paiera. Voilà en bref l’histoire d’un régiment d’élite, et la pensée constante d’un vrai chef.

Mais tout n’est pas noir en cette épopée. L’homme n’est pas si