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Page:Alain - Mars ou la Guerre jugée, 1921.djvu/92

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le chef qui vend ; ce sont deux hommes très différents ; l’un sans politesse, l’autre tout en politesse ; l’un attentif à l’ordre des choses, l’autre attentif à l’ordre humain. Les intérêts, il est vrai, les rapprochent, mais le métier les distingue ; et, si l’on voyait leurs pensées, la différence serait encore mieux marquée. L’un règle ses pensées de tous les jours d’après un ordre inflexible, mais qui ne trompe jamais ; l’autre d’après un ordre flexible et capricieux ; aussi l’un change ses moyens sans hésiter dès qu’il observe et comprend mieux ; l’autre, au contraire, par l’ambiguïté des expériences, et la variété des effets, s’en tient plutôt à la tradition. L’un examine et l’autre croit.

Ces différences sont plus marquées encore si le manieur d’hommes a plein pouvoir sur certains hommes et dépend de certains autres à qui il doit plaire. Car sa propre Importance, grande ou petite, sera alors l’objet principal de ses réflexions habituelles. Sa pensée d’un côté n’aura jamais à observer un objet ni à tenir compte de ces résistances qui éclairent ; et de l’autre elle voudra plaire, et jugera vrai ce qui est approuvé. Il est inévitable qu’un tel régime intellectuel corrompe bientôt l’esprit le plus vigoureux. Et il ne faut point être étonné qu’un polytechnicien qui règne sur des hommes ait bientôt oublié ce que la mathématique lui avait appris. Cette relation, si bien aperçue par Comte, explique assez pourquoi un ouvrier, qui dépend surtout des choses, diffère si profondément d’un bourgeois, qui dépend surtout des hommes. Et de là vous tirerez sans peine qu’il y a des métiers qui poussent dans la bourgeoisie même un homme pauvre, et d’autres qui tendent à donner l’aspect et l’esprit du prolétaire même à un homme riche.