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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/153

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XLIV

PIÈGES DE LA MORALE

La morale plaît d’abord comme chose tempérée et de juste milieu ; mais elle ouvre soudain des chausses-trappes. Il est raisonnable et il est presque toujours facile de se priver d’un plaisir en vue d’éviter une peine. Toutefois cette précaution ne mérite le nom de vertu que si l’on résiste à la nature. Si la nature ne vous pousse que trop, au contraire, à vous priver de tout par crainte de manquer ou de souffrir, il est raisonnable de se risquer un peu, et de se donner une sorte d’insouciance par raison. Ce gouvernement de soi, toujours à contre-pente, qui triomphe tantôt d’imprudence et tantôt de prudence, c’est déjà sagesse. Mais il faut avouer que ce que l’on sacrifie est d’abord peu de chose, et que la récompense ne manque guère.

C’est sagesse un peu plus haute de ne point flatter les puissants. Mais il faut encore remarquer ici que si l’on est rebelle par entraînement de nature, ce n’est plus vertu. Il peut arriver que l’envie ou seulement l’humeur donne une contrefaçon de la franchise. C’est en celui qui naturellement n’aime point à déplaire que la franchise est belle. Ainsi une politique de précaution à l’égard de soi-même conduit à chercher des raisons d’être mécontent

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